Eté 2000, je suis en résidence en Alsace Lorraine quelque part entre Sarrebourg et Forbach, à 70 km de Strasbourg. Certains événements d'actualité ainsi qu'une petite histoire racontée par un agriculteur de la région, me font envisager ce projet.
Juin 2000, la presse diffuse un constat inquiétant : les maires de certaines communes Alsacienne exercent un droit de préemption sur les maisons du centre de leur village lorsque celles-ci sont en phase d'achat par un membre de la communauté Turc. (A l'inverse les transfrontaliers allemands s'installent de plus en plus dans ces mêmes villages)
Juillet 2000, petit scandale lorsqu'un village toujours Alsacien baptise l'une de ses rues du nom du général Bigeard, alors que celui-ci vient de faire des déclarations malheureuses sur les nécessités de la torture en Algérie.
Juillet 2000, alors que je réside à Sarre-Union, en Alsace, l'agriculteur qui livre le lait me conte une histoire : "Madame X, dans la commune voisine, a quelques pommiers sur son terrain devant sa maison, tandis que derrière trois ou quatre moutons y vivent. Un soir, elle déplace ses bêtes afin qu'ils mangent les pommes jonchant le sol. Mal lui en a pris puisque le matin au réveil, plus de moutons : volés." L'histoire, anecdote parmi d'autres aurait pu en resté là, mais il s'est empressé de rajouter : ". mais il n'y a pas que les turcs qui aiment les moutons !". Cette petite phrase et l'empressement de la dire était sans aucun doute le reflet de ce qu'il avait dû entendre à chaque fois qu'il racontait son histoire.
Ce racisme plus ou moins latent que j'ai pu vérifier dans la région (deux des villages qui entourent ma ville d'accueil, ont voté à 50% extrême droite aux européennes) est à mon sens lié à une certaine forme de crispation identitaire. Bien sûr, on ne peut pas faire abstraction de celle liée aux guerres (70, 14, 40), au poids de la présence militaire, et aux difficultés entraînées aujourd'hui par la restructuration des corps d'armée. Celle qui m'a intéressé est bien moins évidente mais certainement plus pernicieuse. Peut être est-il utile de préciser que la région dans laquelle j'ai travaillé se situe le long de la Sarre. Cette bande de terre, riche aussi bien en matière première (minerai : charbon, fer ..), qu'en infrastructures industrielles (des deux premières révolutions industrielles ou antérieurs), a été convoitée et disputée des années durant par deux nations rivales. Les uns (français) ont développé les industries jusqu'à la première révolution (cristalleries, mines), les autres (allemands) ce sont empressés d'y développer celles de la deuxième (aciérie, grand moulin), puis de nouveau les premiers ont réexploité et redéveloppé ces infrastructures. Aujourd'hui la plus part de ces industries ont fermé leurs portes ou ne vont pas tarder à le faire (2005 pour les mines), et celles qui s'y implantent ont du mal à prendre leurs essors (Smart).
Ce changement de l'économie a fait exploser, pour des raisons d'emploi, les flux migratoires quotidiens en direction des grandes villes ou de l'Allemagne. Dans ce paysage traversé chaque jour, subsistent ces énormes bâtiments industriels. Patrimoine qui certainement fait la joie et l'émerveillement du tourisme vert, mais qui a ne pas y douter écrase un peu plus la population du poids de l'histoire, tout en lui rappelant sa gloire industrielle passée. Ces témoins du passé omniprésent dans le paysage ravivent les peurs liées aux changements de l'histoire (ouverture des frontières), de l'économie, du monde du travail, et participent par leurs présences à cette crispation dont j'ai parlé plus haut.
C'est pour contrebalancer ce phénomène que j'ai réalisé cette action. En reprenant le principe des panneaux publicitaire de la région (200x150), j'ai collé, sur certains cites industriels, un tirage numérique couleur, 170x130, d'une photographie que j'ai prise à la Défense.
Noyé dans un environnement architectural de fer et de verre, se trouve au centre de l'image un homme, antillais, vêtu comme un cadre qui tout en marchant téléphone de son portable. Ces affiches, au nombre de quatre, ont été systématiquement collées de façon à ce qu'elles soient visibles des grandes voies de communication (rocade de contournement, route nationale, entrée de ville, voie fluvial) de façon à ce que immédiatement on puisse les mettre en relation avec les bâtiments sur lesquels elles sont collées (mine/Forbach ; grand moulin/Sarreguemine ; cristallerie/St Louis les Bitche, Sarrewerden). Tout comme dans la série "A qui profite le vide ?", ces affiches ne présentent ni texte, ni notes explicatives. Leurs présences permettent la confrontation de deux images d'un même monde dans une photographie. Le monde d'une économie présente (l'image collée), et le monde d'une économie passée ("l'image" réelle).
Cette fausse publicité ne vente pas les mérites d'un monde de rêve mais montre simplement un monde réel : les salariés ne forment plus une collectivité (les mineurs), mais sont des individualités isolées (le cadre perdu dans ce complexe de sièges sociaux), les postes à responsabilités ne sont plus donnés au plus ancien (monde industriel), mais à ceux les plus au fait des nouvelles technologies (nouvelle économie) et la discrimination ne se fait plus (ou moins) par la couleur de la peau, mais par la compétence du savoir.
Si l'homme de l'affiche est perdu dans son environnement urbain, les hommes d'Alsace Lorraine devraient peut être se résigner à l'idée de perdre leurs industries obsolètes.
Serge Lhermitte (2000)