Re-source(s)

La macro économie et la politique internationale, si tenté que l'on puisse distinguer ces deux domaines, s'accordent à présenter l'eau comme La source de conflit du XXI siècle.

Bien sûr, j'aurais pu commencer ce texte par une formule, encore usitée aujourd'hui par bon nombre de journalistes, du type le XXI° siècle sera ou ne sera pas... un siècle de conflit pour le contrôle de l'eau. Mais les tournures de phrases à la Malraux si elles peuvent avoir du sens sur des questionnements se rapportant au spirituel (réponse manichéenne pour une vision du monde manichéenne) ne peuvent pas s'adapter aux problématiques touchant aux ressources vitales. Les sociétés qu'elles soient occidentales, orientales, tiers ou quart mondistes ont en commun une mutation des structures de leur société, explosion de l'urbanisation, volonté de transformation de leurs économies tant agricoles qu'industrielles et pour les plus développées une volonté de croissance du secteur touristique. Ces changements, même lorsqu'ils sont suivis politiquement et économiquement, perturbent les ressources structurelles naturelles. Les besoins notamment en eau deviennent alors énormes : l'explosion des villes qui répond à une intensification des flux migratoires (volontaires ou non), ou à une attente du tourisme de masse, provoque des déséquilibres d'alimentation en eau dans les régions concernées, souvent déjà sèches et arides. L'uniformisation des modes de vie, la mondialisation de l'économie entraînent des bouleversements dans l'agriculture : arrêt des productions de produits uniquement locaux mais adaptés à la géographie pour des productions exportables à plus forte valeur ajoutée mais non appropriées au climat, au sol..., entraînant la création de cultures hors sol parfois jusque dans des déserts. De même, les délocalisations d'industries et notamment chimiques, grosses consommatrices d'eau et fortement polluantes, favorisent une fois de plus ces déséquilibres.

Bien entendu les changements sont recherchés et, dans la plupart des cas, souhaitables pour les populations, ainsi le problème de l'eau n'est pas ressenti comme une conséquence mais comme un obstacle au développement. C'est pourquoi seules les nations, voire les régions, qui pourront fournir le maximum de garantie à propos de ces ressources pourront se développer, s'émanciper, d'où cette chronique d'une guerre annoncée, ou tout du moins cette prévision de conflit plus ou moins larvée.

Dans une actualité malheureusement très présente, il nous suffit de nous pencher sur les problèmes du Moyen Orient et de se rappeler la position stratégique du plateau du Golan pour entre-apercevoir une raison (peut-être devrais-je dire une des nombreuses raisons) de crispation identitaire.

A vrai dire, il n'est même pas nécessaire de traverser la Méditerranée pour se trouver en présence de cette problématique. A notre porte, au sein de la C.E.E, en Espagne s'est posé le problème en ces mêmes termes. Grâce ou à cause de sa structure constitutionnelle, l'Espagne renferme, au sein de son territoire, la même quantité de contradictions et de conflits d'intérêts que s'il s'agissait d'un problème entre différentes nations distinctes.

En août 2000 le gouvernement Espagnol présente un projet de détournement d'eau pour alimenter les régions déficitaires : l'objectif étant de refaire un rééquilibrage sur toute la partie Est du territoire. La mobilisation de l'ensemble de la région pourvoyeuse d'eau durant les mois qui suivirent cette annonce, sera sans précédent, (300.000 manifestants à Saragosse en octobre, autant à Barcelone en février, 400.000 à Madrid en mars), rentrant en conflit ouvert avec l'Etat, elle demande un arbitrage européen.

L'Aragon région économiquement pauvre, gravement touchée par la désertification et ne possédant que très peu d'industries, ne subsiste que grâce à l'agriculture. Riche de cette eau qui lui vient des Pyrénées, elle a diversifié sa production et adapté ses techniques d'irrigation : le riz pousse sur des plateaux arides et pelés, et l'irrigation a manta (par inondation) est d'usage courant.

Les régions du Sud, ne possèdent pas cette ressource. Jusqu'à présent, si la technique et l'informatique ont permis de gérer aux mieux ces problèmes, ils ont aussi ouvert des potentiels qui, faute de matière première (l'eau), ne peuvent être exploités. Le développement économique de ce secteur n'est possible que s'il y a redistribution de l'eau. De la même façon, à la sortie du franquisme, alors que l'agriculture semblait être dans une situation inextricable, le tourisme de masse s'est développé entraînant avec lui le bétonnage du littoral (et ses sinistres ville-parc d'attractions) qui a permis, cependant, de drainer une énorme puissance économique. Aujourd'hui ces zones ont épuisé leurs capacités d'accueil, non pas faute de place, mais faute d'eau. Développer d'autres activités ludiques, d'autres hôtels, d'autres "appartements à la semaine", nécessitent un approvisionnement en eau que les régions ne peuvent fournir. J'en veux pour preuve ce que déclare le président de la région de Murcie, défendant le projet de détournement : C'est une nécessité si l'on veut assurer l'équilibre économique et social des régions du Sud. Les cultures maraîchères, l'industrie agro-alimentaire et le tourisme fournissent les emplois de la région. Il n'y a pas de honte à vouloir de l'eau pour entretenir les terrains de golf qui rapportent plus qu'un verger d'abricots en Aragon Le Monde, février 2001.

Enfin, une dernière région est concernée par ce problème : la Catalogne. Beaucoup plus riche que les régions du Sud, elle a, elle aussi, développé son tourisme, mais surtout ses industries chimiques et pétrolières, grosses consommatrices d'eau. Son statut constitutionnel la rend plus autonome et sa stature économique font d'elle un cas privilégié. Fatigué du conflit avec sa voisine l'Aragon et en accord avec le gouvernement central, elle va se procurer l'eau provenant du Rhône. Solution un peu plus coûteuse mais plus sûre et plus rapide. La Catalogne pourra ainsi fournir avant les autres des garanties de viabilité pour ses industriels, mais aussi pour les futurs désireux de si implanter.

Les crispations de l'Aragon sur ce sujet sont compréhensibles :
Ainsi la construction des barrages qui seront nécessaires (30 prévus) au stockage de l'eau entraînant l'inondation des terres, occasionne un déplacement de population et une perte importante de surface cultivable. mais signe aussi un ralentissement des efforts fait par cette région pour développer le tourisme vert. L'explosion des sports aquatiques (rafting...) avait permis à certaines localités de trouver un second souffle économique (hébergements, guides, souvenirs, ...). Construire des infrastructures hydrauliques à l'intérieur de sites, parmi les plus prisés, pour ce genre d'activité anéantiraient les espoirs de développement touristique.

De plus, l'Aragon aurait l'impression d'augmenter la compétitivité des autres régions, à son détriment parfois, sans en bénéficier. Favoriser l'augmentation de la productivité agricole des régions du Sud, c'est risquer de voir se renforcer la concurrence dans ce qui constitue sa principale ressource économique. Permettre le développement du secteur touristique, alors que le sien, déjà à l'état embryonnaire, est freiné, accentuerait la puissance économique de ces régions mais constituerait aussi une force attractive grâce aux emplois créés, accentuant ainsi les risques de désertification de la région. C'est aussi l'impossibilité d'attirer à elle des entreprises et surtout des industries qui auraient été susceptibles de se déplacer ou de s'installer là où se trouvait l'eau, d'où une perte, par défaut, d'un nouveau potentiel économique. Ces raisons bloquent toutes projections dans le futur (seule projection : l'exode). Le P.H.N (plan hydrologique national), cristallise à lui seul toutes les craintes que peuvent ressentir tant la population que les politiques, dans leur avenir.

Grâce à la constitution Espagnol, l'Aragon avait déjà bloqué un projet identique en 1993. Huit ans plus tard le problème se repose dans des termes identiques. La Nation espagnole se retrouve dans une espèce de jeu de monopolis, où les plus riches conservent leurs avantages, grâce à l'argent qu'ils peuvent dépenser pour devancer les demandes. Où les plus pauvres mais les mieux placés bloquent le jeu en essayant de ne pas couler, pour rattraper les autres. Où ceux qui n'en n'ont ni trop peu, ni pas assez attendent mécontents que la situation se débloque.

Dans ce cas, un peu particulier, le conflit est larvé, et le dénouement sera constitutionnel, démocratique, l'esprit de la nation l'emportera sur les esprits d'états. Il est la projection parfaite de ce que l'on peut entrevoir dans d'autres régions du globe, où malheureusement les différents protagonistes ne sont pas des états au sein d'une même nation, mais bien des nations à part entières. Le règlement d'un tel enjeu ne pourra pas être démocratique, mais au sens littéral, conflictuel.

Pour cette série intitulée "Re-source(s)", j'ai tenu à transmettre à l'intérieur des images ces conflits, ces contradictions ou oppositions. Je me suis servi du même système formel que dans "Maire(s)" : monter plusieurs images pour n'en faire qu'une. Pour moi ces deux séries sont du même registre : l'une traite de micro-politique, de la plus petite cellule institutionnelle de la démocratie française. L'autre traite de macro-politique, d'un problème régional orchestré de façon nationale et financé en partie par l'Europe. Dans les deux cas, le système politique est étroitement lié au système économique, c'est pourquoi j'ai tenu à ce que les images est un système de construction identique.

Re-source(s) n'est pas travaillée véritablement à la manière des composites, comme c'était le cas pour Maire(s), mais plutôt de façon à créer un champ et un contrechamp au sein de la même image. Ce système permet de confronter une réalité à une autre, un besoin à un autre... et ce, dans la même composition. Les cinq panneaux sont construits de façon identique, une grande image qui occupe les 3/4 de la surface, sous laquelle se trouve un panoramique ou une série de prises de vue. Le projet étant axé autour de la région qui détient la ressource, les trois premières grandes images ainsi que tous les contrechamps ont été photographiés en Aragon. Les deux dernières ont été prises dans les régions réclamant leur part d'eau.

La série se lit de deux manières :
La première, de lecture linéaire, pose le problème de façon littérale. On commence par la manifestation de Madrid, paroxysme du mécontentement Aragonais, puis les deux autres images rappellent le pourquoi du mécontentement : la nécessité de garder l'eau pour l'Aragon afin d'y développer agriculture et élevage. Les deux autres images nous racontent la nécessité de transférer une partie de la ressource eau, vers d'autres régions, pour le développement des industries et du tourisme. Sur la ligne inférieure nous est montré le processus de captation, de diffusion et d'utilisation de l'eau en Aragon.

La seconde lecture se fait panneau par panneau, en ayant connaissance de l'ensemble. Elle montre par son jeu d'opposition et de contradiction, la complexité du problème et l'impossibilité de prendre une position tranchée ferme et définitive.

- Le premier panneau présente une photographie de la manifestation Madrilène, positionnée au-dessus de celle d'un lac. La première est dense en activité, couleurs et bruits, la seconde est au contraire douce, ouatée, apaisante. Du brouhaha de la manifestation au calme des lacs. C'est ce qui, de manière moins onirique, risque de se passer : bon nombre des manifestants verront leur village, ou celui de leurs ancêtres, disparaître dans le calme de l'eau. Ce (je devrais dire) ces lacs artificiels ont déjà réduit au silence de multiples villages et il y a peu de chance qu'il n'en soit pas de même pour ceux des manifestants d'aujourd'hui. Racines et territoires à jamais engloutis.

- Le deuxième panneau montre un système d'arrosage ; la magie de la technicité qui se joue et joue, avec les éléments, au-dessus d'une série de graffitis contestant la construction de barrages, ou affirmant l'Aragon comme nation. De la beauté du progrès à la laideur d'un tag. L'avancée technologique apportant le repli régionaliste, voire nationaliste. Alors que les matériaux et les techniques permettent la réalisation de projets pharaoniques, de transporter des volumes extraordinaires d'eau d'un bout à l'autre d'un pays, l'individu effrayé par un tel changement, jaloux sûrement, se rabougrit, s'enferme dans une forme de communautarisme stérile. Stérile et dangereux dont il existe déjà un exemple monstrueux en Espagne. La perte de territoires, ou la peur en l'avenir et de son cortège de révolutions techniques, ne peuvent justifier ce repli régionaliste trop souvent sanglant. Certains, embrumés par cette peur, sont auteurs de contradiction effarante : comment peut-on dire que l'on accepte les canaux mais pas les barrages qui les alimentent ! Accepter les tubes qui acheminent l'eau, mais refuser le béton et les turbines des barrages ?

- Le troisième panneau présente une photographie en contre jour d'un berger et ses moutons au bord d'une route, l'image de dessous montre en pleine campagne une bande de terre non attribuée encadrée par deux canaux et d'une ligne de chemin de fer. De la beauté d'un art de vivre à la laideur des non-lieux. Mais cet art de vivre n'existe que grâce à la volonté des pouvoirs publics d'Aragon de développer les infrastructures qui lui sont nécessaires. Ces non-lieux ne sont pas ceux des cités urbaines, conséquence de notre société de communication et de consommation. Ils sont au contraire le résultat de la volonté de la région d'adapter l'ancienne société agricole à celle d'aujourd'hui, à celle du profit. Les rayures dans le paysage faites par les canaux et les aqueducs, ne sont là que pour permettre à la beauté d'un art de vivre de subsister dans le XXI°siècle.

- Le quatrième panneau montre une partie d'usine chimique, sous laquelle se trouve une série de photographies de barrage. Des constructions de métal à celle de béton. De l'industrie polluante à l'énergie propre. Mis à part ces considérations de matériaux et d'écologie, c'est surtout la différence des économies qui est en jeu. L'hydroélectricité est la seule véritable industrie du Nord Aragon, une industrie de matière première, sans grande valeur ajoutée, destinée pour une partie à l'export faute de pouvoir l'exploiter sur place. A l'inverse l'industrie chimique crée une forte valeur ajoutée en transformant la matière première, mais elle se trouve, ailleurs, dans les autres régions. Et là, est l'enjeu ; il ne réside pas dans l'argument fallacieux que l'eau détournée va servir à alimenter les industries polluantes, et par ce fait favoriser la dégradation de l'environnement. Si les industries se déplaçaient là où se trouvent eau et électricité, elles seraient les bien venues en Aragon.

- Le cinquième et dernier panneau présente une photographie de plage, sous laquelle est placé un panoramique fait dans les plaines inondées d'Aragon. De la nonchalance des plages, aux labeurs de la terre. C'est le contraste de deux économies ; l'une, lucrative, basée sur l'oisiveté et le plaisir, l'autre, moins rentable et plus fluctuante, basée sur la force du travail et la persévérance. Le labeur devant céder ses ressources à l'oisiveté. Comble de l'ironie ou du paradoxe, la photographie de la plage à été faite à Salou, lieu de villégiature pour les Aragonais. Refuser à Salou les ressources qu'elle demande pour développer ses activités touristiques, revient à se refuser une amélioration de ses conditions de vacances. Peut-être est ce le moindre mal...

Les cinq images principales sont volontairement séduisantes, faisant ainsi référence à l'imagerie promotionnelle qui, comme le ferait un office du tourisme ou une société, venterait les mérites de son produit, sans en montrer ses travers. Seule l'image associée à son contrechamp permet de voir l'envers du décor. Souvent triste ou sordide parfois dangereux ce décor pourrait se situer n'importe où ; les tiraillements, les conflits seraient à quelques choses prêts les mêmes.

Je suis persuadé que chaque peuple, chaque nation, chaque région qui se retrouverait dans la même situation aurait la même attitude face à ce problème. Il ne concerne pas seulement l'Aragon et l'Espagne, il nous touche tous. C'est pourquoi j'ai voulu inclure le tous dans la série, pas de façon démonstrative mais en utilisant une forme qui le suggère ; c'est la raison pour laquelle j'ai fait contrecoller ces images sous diasec brillant. Hormis le fait qu'il accentue les contrastes et l'aspect léché des images, il provoque un reflet, amenant, par ce biais, l'image du spectateur au sein de la composition photographique.

Serge Lhermitte (2001)

Cette série fut étendue par cinq autre panneaux lors d'une résidence en Alsace, en 2005, à l'occasion de la "la fête de l'eau", à Wattwiller. Les logiques de constructions narratives restent les mêmes.

écrits

Re-source(s)