Cette vidéo prolonge le principe déjà présent dans "petits fantasmes entre ennuis " : une même unité de lieu et de temps mais un espace mental vagabond. La promenade de l'esprit ne se fait pas ici dans les méandres des spots publicitaires mais dans les dédales des sentiments, oscillant entre souvenir et rêverie, envie ou nostalgie. L'une n'a qu'une obsession : posséder ; l'autre n'a qu'une envie : se libérer. Mais toutes deux télescopent au sein d'un même individu et dans un même espace/temps, plusieurs espaces mentaux.
Ce télescopage s'opère dans un interstice de temps particulier pour tous employés, celui de sa préparation ou, pour être plus exact, de la préparation de son corps avant le début de son activité. Car si dans "Petits fantasmes entre ennuis " l'esprit s'évade de l'activité proprement dite, l'esprit dans "Petites aides au transit salarial " n'est pas encore assujetti à la tâche : il n'y fait que s'y préparer. C'est, ce moment là, dans cet interstice que réside l'enjeu de cette vidéo. A qui appartient ce temps, ces quelques heures entre la sortie du sommeil et l'arrivée au travail ? Ces temps, ces gestes, ces habitudes ou rituels sont-ils vraiment privés, intimes ou font-ils déjà partie de la sphère sociale ?
L'explosion depuis une petite dizaine d'année des références de terminologie se rapportant au relationnel, allant du dynamisme
(relationnel) à la flexibilité
(relationnelle) en passant par la compétence
relationnelle, influe forcément sur nos attitudes et sur la façon de nous conditionner face à ce déploiement de relationnel
. C'est donc lors de cette préparation que se situe l'action de la vidéo, pendant la mise en place du masque qui va nous aider à affronter l'autre, le groupe mais aussi soi même. Car depuis ces formes d'organisation du travail basées sur ce que je me permets d'appeler, pour synthétiser, l'interdépendance des autonomies, le masque est aussi important pour soi que pour les autres. Il permet de se dématérialiser et de surnager dans le concept travail, et non de vivre la valeur travail. Un glissement, de notion et d'aura de la façon de vivre le travail. Phénomène débuté dans les années 80 qui s'il se limitait aux plus importantes sphères de la société touche aujourd'hui toutes les classes sociales notamment grâce, ou à cause, d'une utilisation systématique du travail en sous-traitance. Cette transformation a pour conséquence la perte de hiérarchie directe, de fierté d'appartenir à un groupe, de la notion d'ensemble et de cohésion ce qui rend l'individu seul, autonome bien que tributaire de l'autre : le client. Face à ce glissement, l'acte de préparation revêt aujourd'hui plus d'importance qu'il n'en a jamais eu auparavant.
Les trois parties que l'on peut assez distinctement discerner dans cette vidéo reprennent les trois types de temps nécessaires à l'élaboration de cette autoprotection quotidienne.
Le premier, dès sorti des limbes du sommeil, peut être nécessaire à la sauvegarde de son équilibre mental et éthique face aux attentes les plus libérales de la société capitaliste relayées parfois par certains média et ici dans une chronique radiophonique. C'est la protection de l'individualité face à une pensée globale sans véritable nom, ni visage, quasiment unanimement haïe en tout cas en France, mais inexorablement appliquée.
Le second temps met en scène ces instants passés seul, dans la salle de bain, à se préparer. Préparation du paraître pour une bonne entrée en matière dans le cadre de relations relationnelles
. Il me semble, plus sérieusement, que ce sont des instants d'intériorisations qui permettent le passage de cette société sans visage, espèce d'entité suprême, à la société réelle faite de visages sans individualités.
C'est la confrontation à cette dernière qui débute dans la troisième partie de la vidéo. Une sorte de vérification de la bonne mise en place du masque avant d'entrer dans la ronde de l'activité salariale. Le voyage plus ou moins long, ici via le métro parisien, achève la mise en place de la schizophrénie du salarié. Grimé, installé dans son uniforme, il vérifie ainsi son anonymat et son appartenance à un corps social unifié. Il est à présent prêt à reprendre le cours de l'Organisation du Travail ; mais cela est une autre histoire.
La vidéo met en scène ce temps d'acceptation des règles, ce temps nécessaire pour les redécouvrir et les assimiler chaque jour. Elle joue avec ces temps de non-temps comme elle aurait pu le faire avec des lieux de non-lieux
. Ces instants n'ont pas vraiment d'existences ; situés quelque part entre la sphère privé et la sphère sociale. Instants non comptabilisés, non rémunérés ils n'en sont pas moins incontournables et nécessaires.
"Petites aides au transit salarial" est constituée d'une série de scènes routinière dont seul le dérapage de l'esprit, comme dans "Petits fantasmes entre ennuis ", les rend différentes : plus humaines. Ces flashs qu'ils soient souvenirs, rêveries, projections sont autant de signes de glissement du masque, de réflexes d'individualités, d'humanité ou simplement d'un réflexe de conservation. Comme dans la précédente vidéo, le choix des flashs n'est bien entendu pas anodin. Si les fantasmes
de l'une sont conditionnés par la nécessité de tenir face à l'ennui de l'emploi, les aides
de l'autre rappellent que les valeurs développées dans la sphère privée peuvent être les mêmes que dans la sphère sociale. Car les réminiscences de l'individualité qui surgissent dans cette dernière vidéo ne viennent que de sport individuel, d'activités sportives exaltant les mêmes valeurs que celles avancées dans l'entreprise ou dans toute organisation du travail relationnel. L'individu est isolé du groupe dans cette recherche de l'autonomie tant voulu par l'individu lui-même, que par l'organisation du travail (voir le texte de Pierre Veltz dans l'autonomie dans les organisations, quoi de neuf ?
). Son esprit s'échappe mais ne s'éloigne pas des valeurs qu'il va devoir remettre en application dans quelques heures : atteinte des limites, entretien de la notion d'effort et de résistance individuelle, dépassement de soi, le tout glorifié ou sanctionné régulièrement par quelques courses
(à pied ou de montagne) évaluant le travail fourni et annonçant par la vérité implacable du résultat les nouveaux objectifs.
Une attitude ou des réflexes ou qui peuvent sembler paradoxaux à la différence peut-être que les uns sont librement consentis, les autre socialement imposés. Mais n'allons-nous pas de plus en plus dans cette société qui se justifie de paradoxes, celle déjà analysée il y a cinquante ans par Öé Kenzaburô, celle qui ne peut vivre que d'un humanisme paradoxal
?
Serge Lhermitte (2004)