Moins palpable parce que moins immédiatement perceptible que ne le fut l'évolution vers les 35 heures hebdomadaires, la réforme des retraites est une nouvelle évolution du temps de travail. Si la première voulait créer ou tout du moins conserver de l'emploi, en réduisant le nombre d'heures travaillées, la seconde augmente le nombre d'annuité de cotisation avant de pouvoir revendiquer son droit à la retraite. Un raccourcissement du temps de travail sur un court terme pour un allongement à long terme. Un principe de vase communiquant qui peut sembler logique dans un système de retraite par répartition, sans même rentrer dans une quelconque analyse de la pyramide des âges, si et seulement si l'on occulte les mutations du travail et de l'employabilité.
Un seul employeur dans une vie sociale est une réalité passé, le présent est plus mouvant, fait de changement et de reconversion. Trois ou quatre employeurs seraient plutôt une moyenne, entre : des temps de formation, de reconversion, d'attente pour ne pas dire de chômage. Une employabilité qui se réduit d'autant plus que l'on a de forte chance d'être considéré sénior
à 45 ans, voir à 35 ans au sein des SSII, et qu'à se titre retrouver un emploi, surtout en C.D.I, relève de la prouesse (Liaisons Sociales n°65, octobre 2005). Des réalités qui ne vont certainement pas aider à atteindre les quarante annuités à présent nécessaire pour atteindre la retraite. Avec l'avènement ou plutôt l'explosion des plans épargne retraite, synonymes de retraite par capitalisation, qui sont la conséquence directe de cette réforme, ce ne sont pas uniquement nos temps de travail qui sont transformés, c'est plus globalement le signe du début d'une mutation profonde de nos sociétés vis à vis de leurs cohérences (plus que cohésions) sociales.
C'est lors de l'élaboration de cette loi sur la réforme des retraites que l'Espace Croisé me propose de participer à un projet autour du patrimoine des quatre villes d'art et d'histoire de la région Pas de Calais. Lors d'une première approche, ce n'est pas tant la localisation, l'aspect ou le label de ces villes qui m'a intéressé mais bien la notion elle-même de patrimoine. Une notion que l'on peut voir sous deux angles différents surtout si l'on conserve en filigrane le principe de basculement entre répartition (collectif) et capitalisation (individuel), que j'ai évoqué auparavant. Cette dualité j'ai voulu la mettre en scène en utilisant d'une part le patrimoine collectif, les biens appartenant à l'histoire de l'ensemble de la collectivité, et d'autre part le patrimoine individuel, un bien appartenant à l'histoire économique d'un individu.
Le patrimoine individuel peut être vu par ce que l'individu possède comme biens matériels, tant mobiliers qu'immobiliers, mais aussi par ce qu'il a acquis au service de la collectivité économique, et que celle ci lui reversera au titre de la retraite. Un patrimoine à revendiquer, composé de 480 feuilles de paye correspondant à autant de mois d'activité, lui assurant des jours sans contrainte de travail. Sésame, ouvrant le passage du monde des actifs au monde des retraités, faisant passer l'individu du monde productif au monde de l'unique consommation.
Le patrimoine collectif est celui des villes dans lesquelles je suis intervenu n'utilisant que certains lieux particuliers, ceux qui par faute de mise en conformité ou par peur de dégradations, ne sont pas ouverts au public ou qu'occasionnellement, lors des visites du patrimoine par exemple. Ces édifices ne doivent leurs survis qu'aux formes architecturales fortes induites par leur fonctionnalité passé. Ils appartiennent aux municipalités qui tout en essayant d'y investir le moins possible tentent de leur redonner un second souffle. Préservés de la destruction, ces bâtiments, sont néanmoins vidés de leurs substances, de toutes activités humaine, sans aucun espoir de reprise car trop marqués par ce qui a fait justement leurs immortalités. Ils ne sont pas, comme voudrait le laisser penser les municipalités, en attente d'une nouvelle fonction : ils effectuent, à mon sens, la conservation d'un lien social et urbanistique. Car ces édifices doivent bien plus au seul fait que leurs présences constituent les différents liens du tissu urbain, qu'à une hypothétique mutation d'activité. Ils ne passent pas d'une fonction à une autre, et finalement qu'importe qu'il y ait ou non une activité en ces lieux, du moment qu'ils continuent à être présent, même mis en jachère. Je retrouve ici la même idée que celle énoncée pour le patrimoine individuel, ce passage d'un monde de productivité à un autre état, dont on souhaite pour les mêmes raisons d'ailleurs retarder l'avènement. Les églises, l'usine, le théâtre, la gare maritime que j'ai utilisés pour ces photographies, sont perçus comme symbole, (plus ou moins douloureux quand il s'agit de l'économique), aux yeux des administrés ou plus simplement comme une sorte de décor de cinéma. Le passage d'une activité forte et structurante à un moment donné, à un élément de décor urbain aujourd'hui, (un patrimoine ?). Le fait que ces lieux ne peuvent pas être ouverts au public, faute de financement, de réaménagement, de réhabilitation ou de reconversion, font basculer ces bâtiments d'une architecture utilitaire à une architecture contemplative. C'est cette mutation d'utilité et l'analogie que j'ai pu opérer avec la première phase de la notion patrimoine qui m'a intéressé.
Un autre parallèle m'a donné envie d'associer cette vision privée/publique. Car si la fin de certaines activités, de certains mythes fondateurs de notre société entraîne la déshérence de ces bâtiments, quant est-il de cette pierre angulaire que constitue l'emploi et le travail dans notre société contemporaine ? La réforme des retraites et l'avènement des plans épargne retraite, synonymes de retraite par capitalisation, ne sont-ils pas le début d'une mutation profonde de nos sociétés par rapport à ces questions ?
L'acte de présenter un travailleur de cette manière, avec ses seules fiches de paye comme patrimoine social et économique, est aussi, pour moi, le moyen de faire un constat d'un système de société qui à moyen terme n'aura plus court. Ces photographies représentent un système de société en voie de disparition, à l'intérieur de bâtiments vestiges de sociétés antérieures. Le fait de cibler certains bâtiments n'est, dans cette perspective, pas anodin. Il constitue pour moi la possibilité de parler des mutations des activités et de la société en règle générale : des très riches heures des croyances à la désaffection des églises qu'elles soient du XVIIIme siècle (Cambrai, Saint Omer) ou du XXme (Boulogne-sur-mer) ; de l'arrivée d'une société du loisir, à la société du spectacle
(théâtre de St Omer) ; du développement et des mutations des transports (Gare maritime, Boulogne-sur-mer) ; de la désillusion du progrès technique et industriel (Overport, Boulogne-sur-mer) ; de la fin d'une société industrielle (usine sidérurgique, Boulogne-sur-mer), pour l'avènement d'une société fiduciaire.
Contrairement aux deux séries précédentes l'individu n'est plus le centre d'intérêt de l'image. L'enveloppe, l'architecture a sa propre indépendance le sol et les fiches de payes leurs propres histoires, l'individu sa solitude et ses propres doutes.
Serge Lhermitte (2005)