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La vie de Château, C.D.I et projet de vie.

Chercheurs, sociologues, s'accordent à dire que notre société est en pleine phase de mutation, qu'elle se dirige vers la fin du salariat, en une société post-salariale, société de pluriactivité. Diminution du temps de travail, mutation de secteurs d'activités, métamorphose de l'emploi individuel au profit de l'emploi au sens générique, ces diverses analyses se fondent également sur la question du temps libre" ou temps libéré et de ses nouvelles applications. Ces éléments sont tangibles et si nous ne les subissons pas encore, du moins les ressentons nous.

Ce travail photographique est né de la prise de conscience de cette mutation de la valeur travail, de la nécessité d'en garder une trace, figer le présent-passé. L'emploi unique permet, à priori, à l'individu de constituer une vie autour de son travail et de fait de se projeter ou s'assurer un avenir. Or tout tend à prouver que nous allons vers la perte de ce modèle. Qu'adviendra-t-il de cette partie de la population qui articule sa vie entre emploi, (salaire), et accession à la propriété (crédit). Que va engendrer un surplus de temps libéré? Ces questions sont sans réponse, seul le présent est réellement palpable, même si, à terme, il devra changer. Il me semble de fait important de montrer, ce à quoi va se heurter ce changement de valeur. Montrer que la valeur de l'emploi salarial unique surtout, si celui-ci est qualifié de pauvre, est pour une grande partie de la population un système de vie, un équilibre entre une vie professionnelle aliénante, et une cellule familiale qui constitue le reste de l'existence.

C'est pourquoi, je me suis intéressé à un certain type de population (30-40ans), sans distinction de sexe, se trouvant plus proche du début de leur vie active que de la fin, et ayant pour unique emploi une activité peu valorisante. Ces emplois, aux tâches répétitives et basiques n'autorisent aucune prise réelle de décision, et ne permettent que rarement l'épanouissement de l'individu. Malgré tout, ils sont compensés par l'assurance d'un revenu fixe, et par la possibilité d'améliorer l'ordinaire grâce à quelques heures supplémentaires. Ils permettent un ancrage sûr dans la société, les angoisses liées à la non ou très faible qualification, à l'âge, sont enfin évacuées, et l'employé même s'il est conscient que le monde du travail n'est pas stable, il ne peut s'empêcher de voir son C.D.I comme un emploi à vie. Avec ce contrat il devient crédible aux yeux des institutions, notamment bancaires. A partir de se moment, il va chercher à se réaliser. L'émancipation individuelle a tellement réussi qu'elle se traduit par un manque de repères et une incapacité, ressenti par beaucoup, à trouver ce qui peut faire sens dans l'existence humain. Elle génère une dissociation dont les multiples manifestations sont connues : cultes de la performance, solitudes, bouffées de violence, déclins de l'engagement politique et social, retraits dans la sphère privée et peur d'autrui. (Jean-Louis Laville, La crise de la condition salariale). Pour la typologie d'individus qui me sert de modèle c'est le dernier point qui est mis en exergue : la réclusion dans la sphère privée. L'articulation du temps libre, se fait autour du conjoint ou de la cellule familiale. Il ou elle est l'élément sûr, l'axe autour duquel s'articule l'ensemble de la vie ; c'est à la fois la justification au travail, et l'épanouissement lors du temps libre. L'emploi ne sert que comme moteur à l'expansion de la sphère privée. A partir de trente ans l'objectif à atteindre, pour les gens que je montre a été l'accession à la propriété, dans le but, non avoué, de se rassurer par rapport au futur, de se construire un univers personnel, bien à soi, une bulle hors du contexte salarial et sociétal. Et ceci n'a pu se faire que par la justification d'un emploi stable, d'un C.D.I, et d'un endettement sur plusieurs décennies.

Ce travail photographique , joue simplement avec les réalités présentes : un individu, son emploi, sa propriété, sa famille, le tout agencé en une seule image, puisque comme nous l'avons vu, tout ces éléments sont intimement liés. Le but de l'image est d'articuler/juxtaposer les contradictions, entre emploi et "sphère privé". Autant il est habituel de montrer, des photos de sa maison, à son entourage professionnel, autant il est inhabituel de montrer des images de son travail dans son espace privé : jeu de contradiction sur l'utilisation habituelle de la photographie. Réintroduire dans cette sphère, ce que justement elle veut oublier.

Le travail se déroule en trois étapes.
Dans un premier temps le personnage principal est suivi sur son(ses) lieu(x) de travail et je lui demande de tenir une pose, qu'il estime être à la fois représentative de son travail et de sa personnalité. Pose qui une fois définit devra être conservée pour les différentes prises de vues. Image de composition simple, où l'acteur en général se trouve au centre de l'image cadré de plein pied, fixant l'objectif.

Le deuxième temps est le choix des images, qui se fait en collaboration avec le modèle et son entourage. L'impératif ensuite est que les images correspondent par leurs formats et leurs emplacements, aux images déjà existantes avant mon intervention. En remplaçant peintures, affiches, gravures, photos., par mes images, je parasite l'environnement quotidien, sans en modifier la disposition. Je remplace une iconographie qui leur est chère, par une autre dont ils n'auraient, normalement pas voulue.

La troisième étape est la mise en scène d'une action quotidienne, en fonction des espaces choisis, (regarder la télé, dîner,.). Un seul impératif, ne pas regarder l'objectif et évoluer en essayant de faire abstraction des images et du photographe. Abstraction quasi impossible, il s'instaure alors une gêne, un malaise prenant différentes formes : attitudes gauche, sourire figé.qui s'oppose radicalement aux images murales.

Les photographies faites dans le milieu social, reflètent la volonté de l'employé de se présenter comme quelqu'un de sûr de lui, sûr de sa tâche et de son rôle dans l'univers social, il n'y a pas de malaise dans ce cas, il joue le rôle que la société lui a donné. A l'inverse il est complètement déstabilisé lorsque le social apparaît dans son univers privé. Confrontation, contradiction de deux situations.

Quel rôle doit-il jouer, quelle attitude adopter, peut-il se montrer différemment que sur les photographies qui se trouvent derrière lui et si oui ne serait-ce pas l'aveu que la prestance qu'il se donne au travail n'est qu'une mascarade ?

Dans l'image finale, son attitude est celle de quelqu'un de mal à l'aise, comme s'il se trouvait surveillé par Big Brother, hors Big Brother n'est autre que sa propre image.

Ce que nous montrent ces images c'est l'illusion que procure le système de l'emploi unique. Illusion de sérénité ; l'être s'installe dans un rôle au sein de la société, puis son temps fini, raccroche son costume, rentre chez lui, oublie son emploi, et vit son univers personnel.

On peut aisément penser que la multiplicité des rôles à jouer, dans une société de pluriactivités, ne permettrait pas cette sérénité. L'illusion du rôle à jouer au sein de la société ne pourrait se créer, puisqu'à chaque emploi il faudrait endosser un nouveau costume (un gardien peut être déménageur , manutentionnaire, videur de boite de nuit.) ce ne serait donc plus un rôle, mais un ensemble d'activités rendu nécessaire par le besoin d'un salaire décent. De plus ces changements de peau ne pourraient se faire, qu'au sein de l'espace privé, zone tampon entre deux activités. Il n'y aurait donc plus la même possibilité de retrait dans la sphère privé. Il y a fort à parier que les attitudes seraient alors totalement différentes.

Serge Lhermitte (1999)