Si aujourd’hui on peut affirmer qu'effectivement la loi sur la réduction du temps de travail a été tant préservatrice que génératrice d’emploi et en cela positive pour la société française (300000 selon le rapport d’évaluation donné au parlement en septembre 2002), elle a été aussi pour une partie de la population une source énorme de déséquilibre. Bien sur, cette loi ne cherchait pas à créer de nouvelle condition de travail ou de vie, elle ne se situait pas dans une quelconque quête du bonheur salarial, mais simplement un des moyens d’infléchir de façon significative la courbe du chômage.
Si l’'Etat recherche à faire ses lois pour le bien du plus grand nombre, il ne peut, pour autant, éviter certains écueils. Un de ces effets indésirables (ou collatéraux, après tout, la lutte contre le chômage n’est elle pas un combat ?) fut une accentuation du fossé entre les différentes couches sociaux professionnelles de la société. Si la R.T.T fut globalement bien vécue par les couches moyennes et supérieures, elle le fut moins bien par les couches inférieures. (voire l’enquête de la DARES les effets de la réduction du temps de travail sur les modes de vie : qu’en pensent les salariés un an après ?
, mai 2001)
Lorsqu’en 1999, j’entame la série "la vie de château" l’angoisse liée aux changements qu’allaient occasionner les 35 heures était déjà perceptible. Les employés que j’ai pu côtoyer redoutaient un dysfonctionnement dans l’équilibre, déjà précaire, entre leur emploi (salaire) et leur vie privée (accession à la propriété). La perte de salaire inhérente à la suppression des heures supplémentaires, la flexibilité des temps de travail qui s’est faite au détriment d’une régularité des temps familiaux, ont contribué à affirmer ces craintes. Mes modèles ont pour la plus part vu leurs peurs se concrétiser. Cependant tout en continuant à travailler au sein de cette tranche de la société je me suis aussi aperçu que ce mécontentement n’était pas majoritaire, et que bon nombre d’entre eux avaient su et surtout pu utiliser ces temps libérés pour leur épanouissement personnel. Pouvoir est le maître mot puisque les personnes avec qui j’ai travaillé pour cette nouvelle série, tout en restant de la même catégorie sociaux professionnelles, ne possédaient plus, ou pas encore, les mêmes contraintes. Célibataires, mariés sans enfant, propriétaires sans crédit ou locataires à vie, les charges et devoirs qui pèsent sur ces personnes ne sont pas les mêmes que pour celles de “ La vie de château ”. Avant les 35 heures, elles ne cherchaient déjà pas les heures supplémentaires, elles ne leur font donc pas défauts à présent. Les temps libres étaient déjà occupés à faire autre chose que de s’occuper du pavillon et du cocon familial. Loisir, marotte, passion, aujourd’hui les quelques heures de temps libéré n’ont fait qu’accentuer ces préoccupations déjà existantes. Une accentuation d’autant plus forte pour cette population de salariés, que la réduction du temps de travail s’est formalisée, dans la plus part des cas, par une réduction horaire journalière et non pas, comme pour les cadres, de jours supplémentaires de repos. Ce qui, en soit, génère bien évidemment des comportements totalement différents. Le cadre pourra en effet partir plus souvent en week-end prolongé, le salarié lambda rentrera lui un peu plus tôt chez lui, d’où ce développement du hobby au quotidien.
Cette série “ La R.T.T vous va si bien ” est pensée comme un dialogue, un contrepoint de “ La vie de château ”. La problématique qui sous tend les séries est la même ; la catégorie sociaux professionnelle est identique dans les deux cas, seul diffère l’âge de mes modèles. Ils n’appartiennent plus à une tranche 30-40 ans mais se situent sur l’ensemble de la pyramide des âge de la vie active.
C’est dans ce souci de dialectique que les deux séries utilisent une conception formelle identique : une interpénétration au sein de la même image des sphères privées et sociales, utilisée cette fois ci de façon inversée. Cette série par contre ne pouvait se contenter de quelques images de la vie privée de son modèle, placées sur les murs, puisque c’est justement ce que l’on peut trouver de façon quasi systématique dans tous les bureaux, de toutes les professions. Le décalage aurait donc été inexistant. Il m’a semblé nécessaire de trouver un élément plus chargé, plus symbolique de la vie privée. C’est en évoluant dans ces espaces de travail que m’est venu l’idée de papier peint. Ces lieux, ces bureaux sont à l’image de ce que peut penser d’eux les catégories socialement plus élevées : des pièces anonymes, interchangeables, lorsqu’il ne s’agit pas de locaux vétustes, usés par le temps, les activités et les passages. C’est notamment ce qui explique que les murs de bon nombre de bureaux se trouvent recouverts de photos, dessins et autres éléments susceptibles de personnaliser ces surfaces. Une volonté de recouvrir, de tapisser cet anonymat de représentation familière. C’est cet aspect de recouvrement que j’ai accentué, ce recouvrement de l’espace social par le privé. De plus les 35 heures ont permis à la vie privée dans sa forme la plus ludique de gagner du terrain vis à vis de la vie salariale, un gain que l’on souhaite proliférant, recouvrant… C’est cette idée de recouvrement qui m’a donné envie de travailler à partir de papier peint. Ce produit est d’ailleurs considéré comme la touche finale, la personnalisation de l’intérieur, un élément tant décoratif que personnel qui détermine la fonctionnalité des pièces, ainsi que la chaleur, l’ambiance que l’on souhaite y instaurer. Retapisser les murs de son bureau de photos de familles, vacances ou de dessins ne consiste-t-il pas à recréer cette même ambiance, cette même chaleur ?
Ce papier peint, bien qu’issu de rouleaux achetés en grande surface, n’en n’est pas moins un objet unique, personnalisé à l’individu tout en rappelant de façon détournée la fonctionnalité de l’espace occupé. Ce qui sert de base, de fond à ce papier peint est issu d'une gamme grand public(référencé chez Leroy Merlin); les motifs, eux, sont personnalisés presque nominatifs. Ils représentent le modèle dans l’activité qu’il occupe durant ces quelques heures de temps gagnés sur le travail. Les images du hobby sont alors placées sous forme d’une séquence se répétant à l’infinie. La dimension de la séquence ainsi que celle du lé (53.5cm) sont identiques au produit disponible en magasin.
Après acceptation du papier peint par le modèle concerné…, il est ensuite positionné sur les murs du lieu de travail.
La prise de vue, en elle même, est par contre volontairement différente de celle utilisée pour “ La vie de château ”. Lorsque le salarié est chez lui, il est son propre centre du monde ; pas de rapport de hiérarchie ou s’il en existe, il est souvent en position dominante (par rapport à ses enfants notamment). La vue est donc frontale, une légère contre-plongée accentue l’aspect théâtral et assurée de la situation. On retrouve par ce type de cadrage les codifications appelant le respect comme pour les peintures de la cène ou les images officielles de nos présidents. La prise de vue lors de “ La R.T.T vous va si bien ” est donc volontairement opposée. Mes modèles ne sont plus à présent les rois de leur domicile, mais sont redevenus les ouvriers et techniciens de leurs employeurs. Evoluant dans les milieux de la presse, la culture, ou la banque ils ne sont pas à proprement parlé des “ productifs ”, techniciens aux services de la gestion des immeubles, à la reprographie, etc… ils sont pour des questions certes de place mais surtout d’importance au sein des entreprises, souvent relégués en sous-sol.
Cette conjonction de situations : perte de l’aura de l’individu et situation “ géographique ” au sein de l’entreprise, additionnées à la nécessité de rendre compte de l’activité, du local de son ambiance, et de l’action menée avec le papier peint m’ont donné envie de travailler l’image de façon à plonger dans l’univers salarial du personnage.
Serge Lhermitte (2001-2004)