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Double Jeu, ou la traque de Mac Guffin.

Mai 2011, Pierre Faure et moi même répondons à un appel d'offre de la DRAC Ile de France et de l'Université Paris Ouest Nanterre la Défense pour une résidence photographique au sein de la faculté. Si nous nous connaissons depuis le début des années 2000, que nous avons souvent échangé des points de vue sur l'art et la photographie, nous n'avons jamais eu l'occasion de travailler ensemble sur un même projet. Cette proposition était l'occasion de continuer ces réflexions tout en développant et précisant nos arguments dans l'objectif d'un projet commun. Nos travaux sont différents, les approches formelles divergent, les supports aussi ; l'un de nous se présente photographe tandis que l'autre se qualifie de plasticien. Mais ces clivages perdent leurs sens lorsqu'il s'agit de nous confronter à des problématiques de fond. Nous nous rejoignons sur certaines positions face au photographique ; sur la nécessité de redéfinir continuellement la question du documentaire, sur l'utilisation des spécificités inhérentes à l'image fixe ; dans ses possibles et ses limites, sur la création et l'utilisation de bases de données d'images, de ce que Pierre Faure appelle l'image data. Nous avons, chacun de notre coté, questionné l'impact des activités humaines dans notre environnement, et nous nous retrouvons aussi, lorsqu'il s'agit d'interroger la place de l'homme dans la ville, dans la société aujourd'hui et dans son rapport au travail.

La conception d'un projet commun impliquait un cadre suffisamment large pour pouvoir y placer nos intérêts personnels, pour travailler chacun nos formes sans que l'une ne vienne supplanter ou prendre le pas sur l'autre. Il nous semblait important de ne pas travailler une seule thématique, mais de trouver un moyen transversal pour confronter nos recherches et nos interrogations. C'est l'actualité qui nous a permis de trouver cette thématique élastique que nous cherchions.

La cacophonie autour des propos de Michèle Alliot-Marie lors des premiers événements de Tunisie, en janvier 2011 et toute l'ampleur qu'elle prit au fur et à mesure de la transformation de ces événements en un printemps Tunisien, est concomitante , à quelques semaines près, de la mise à jour de l'escroquerie à l'encontre de Renault par le biais de quelques Barbouzes reconvertis dans l'intelligence économique. Ces deux événements qui tournèrent en boucle pendant des semaines dans les médias, nous ouvraient des pistes de travail infinies. Car à y regarder de plus près, ces deux affaires sont symptomatiques d'un virage amorcé par le renseignement depuis 2001. Sans refaire la génèse de cette mutation, il me semble que nous n'avons jamais autant entendu parler de problèmes d'espionnage et d'affaires de renseignements que depuis trois ans. Il ne s'agit pas d'histoire de Barbouzes des années 50-70, dignes des romans de Dominique Ponchardier, des aventures de San Antonio ou de Malko (n'en déplaise au New-York Times, qui fit, fasciné, le portrait de Gérard De Villiers, sur cinq pages) ni même de la pathétique affaire des faux époux Turenge qui marqua mon adolescence au milieu des années 80 (l'affaire du Rainbow Warrior de 1985) . Il me semble aujourd'hui difficile d'énumérer les unes de quotidien ou de revue internet qui nous parlent de ces affaires d'Etat, qu'elles soient institutionnelles, politiques, de grandes entreprises privées ou plus simplement personnelles. Pour peu qu'on y prête attention, on retrouvera chaque semaine une colonne, dans un de nos quotidiens, d'une histoire d'écoute, de fuite, de manipulation ou d'adultère dangereux pour la nation... qui au même titre qu'un roman ou une émission de téléréalité, nous tiendra en haleine de rebondissements en rebondissements.
Une petite analyse et énumération, pour le plaisir, s'impose pour réaliser qu'il ne s'agit pas d'un épiphénomène : si l'on reprend l'affaire Tunisienne on peut s'interroger sur le cafouillage de nos services de renseignement lors du début des événements ? Que penser de ces informations qui remontent au Quai d'Orsay en pleine contradictoire avec la réalité de la rue tunisienne ? La guerre que se livre pendant une petite semaine les renseignements et contre-renseignements à propos des événements de Tunisie amène le politique à se fourvoyer en énonçant des contres-vérités (à moins qu'il ne s'agisse que d'une simple collusion politique). Le Renaultgate : une histoire d'espionnage économique ou l'industriel français se drape dans sa dignité, bafouée par une puissance libérale aux méthodes sino-communistes... L'affaire Clairstream, une guerre de pouvoir au plus haut sommet de l'état où les plus mauvais coups sont permis pourvu qu'ils décrédibilisent, salissent, diphament. L'affaire Anne Lauvergeon et de la direction d'Areva ressemblant étrangement à cette guerre de pouvoir pour le placement des plus hauts dignitaires de l'état où il est tentant de mélanger enrichissement personnels, collusions d'intérêts et service de l'état. Un petit mot, un doute plutôt, sur le timing de l'affaire DSK qui tombe à un moment fort opportun dans la partie qui commence à s'engager pour les présidentielles.
Ces histoires sont, somme toute, assez classiques avec une trame narrative connue, bien que complexe. D'autres sont plus problématiques et révèlent des dysfonctionnements plus large et plus préoccupant pour la société dans son ensemble. La fusion des RG et de la DST en 2008 dans une même structure : la DCRI, nous offre le navrant feuilleton de Tarnac et de la montée médiatique de la cellule invisible de Julien Coupat. Navrant aussi la succursale de Taser France qui s'offre les services d'une officine privée pour fouiller dans le patrimoine et l'histoire du couple Besancenot, afin de les décridibiliser auprès de leur électorat. Inquiétante les attitudes d'entreprises comme Ikéa et Castorama qui utilisent, elles aussi, les services de privés pour surveiller, contrôler et tenter de piéger leurs salariés. Dans ce dernier cas, pas de géostratégie, de secret économique ou d'image d'entreprise à préserver, juste la marque du plus profond mépris des dirigeants de ces entreprises pour les plus humbles de leurs salariés.

On ne peut, en effet, en regardant cette succession d'affaires s'empêcher de faire un rapprochement avec le renouveau du cinéma d'espionnage depuis le 11 septembre 2001. Le patriot act, voté un mois après les attentats, qui autorise le gouvernement Américain à mettre à l'écart les droits de l'homme afin de permettre contrôle et espionnage sur n'importe quel individu, développera directement ou indirectement toute une fantasmagorie. Une série telle que 24 heures chrono s'en fera l'écho, réintroduisant au fil des saisons un peu de remords au gré de la prise de conscience de l'opinion publique de l'aspect liberticide de cette loi.

Ce sont donc ces différents événements et transformations qui nous ont amené à penser un projet accès sur des questions d'espionnage.
Cette thématique associée aux formes d'images qu'elles développent nous a semblé être le motif idéal d'un travail commun ; suffisamment éloignée de nos préoccupations personnelles du moment et offrant un éventail de matières, d'actions, de scénari suffisamment larges pour y inclure nos centres d'intérêts. Le choix fut fait d'écrire une histoire, un MacGuffin, pour nous laisser porter au gré de nos rencontres, des espaces, des lieux et de jouer ainsi le principe de la résidence. Nous ne voulions rien établir de véritablement précis, tout en nous appliquant à jouer des codes et poncifs du genre (course poursuite, assassinat, .).
Il fut donc développé une narration générique, nous permettant de travailler autant les espaces publics, les non-lieux, que les espaces collectifs, couloirs de bureau et espace de travail. Mais aussi de concevoir les atmosphères et les tensions propres à ce genre : jouer sur les pressions subies par les protagonistes, les environnements de travail, les tensions ou abattement des corps.
Le second temps fut l'élaboration d'un protocole de travail commun. Car l'objectif pour chacun de nous est de questionner la capacité de la photographie à raconter une histoire. Le thème est narratif, chargé de codes et d'images préconçues : des principes qui peuvent nous servir à construire une photographie différente, plus complexe, informative, énigmatique ou contemplative selon les cas. Il ne s'agit pas de singer le cinéma même si nous sommes à la fois acteur, metteur en scène, réalisateur, monteur, mais au contraire de proposer un autre type d'images dont les notions de dynamisme et d'action, même si elles ne sont pas évacuées, ne sont pas primordiales. Se servir du cinéma pour parler de photographie voilà dès le départ notre dénominateur commun.

Le choix fut fait d'établir et de jouer les scènes ensemble créant ainsi une base de données d'images commune d'où vont ensuite émerger nos formes. La trame narrative, les scènes, leurs unités de temps et de lieux, sont communes et le travail photographique en lui-même, des prises de vue à la direction d'acteurs, est aussi un seul et même travail. Il aura fallu quelques milliers d'images, pour qu'une sémantique s'établisse et que les quelques « tableaux » que nous présentons tiennent leurs enjeux ; racontent une histoire sans l'imposer, parlent de couleur et d'image plus que de mouvements et d'actions, offrent du contemplatif plus que du dynamisme à tout prix...
C'est l'appropriation de ces photographies que l'on peut qualifier ici d'images data, par chacun de nous pour tirer l'image vers ses centres d'intérêts qui produit une écriture à quatre mains. Une écriture que nous n'avons, volontairement, pas voulue uniforme et aplanie par le consensus mais construite au contraire par l'enrichissement du regard et de la proposition de l'autre. Ce principe de réciprocité et d'interaction de nos visions a produit deux formes que l'on pourrait considérer comme deux travaux distincts. Car, une fois encore, si l'histoire, les lieux, les rencontres, les difficultés sont les mêmes, la façon de monter, d'assembler, de penser la narration photographique se trouve exprimée de manière différente en fonction de nos approches. Si nos propositions peuvent effectivement être indépendantes l'une de l'autre, chacun de nous ayant travaillé l'autonomie de son propre travail, il ne fait aucun doute, pour ma part, que l'originalité de cette pièce est dans la double proposition ; de l'imbrication des deux séries dans celle au titre générique de « Double jeu ».

Serge Lhermitte (2013)