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A la poursuite de l'extension des échanges, un clair-obscur qui tarde.

Lorsque je réponds en octobre 2011 à une offre de résidence sur la question du travail et de la photographie dans l'univers industriel de Saint-Nazaire, j'y vois bien sûr une possibilité de travailler dans un contexte que je connais mal, celui de l'industrie mais j'y vois surtout une opportunité dans ce timing politico-économique qui rythme ma production artistique. La campagne présidentielle se profile pour 2012, et je n'ai alors aucun doute que la question du travail sera de nouveau un enjeu, puisque cette problématique est depuis 1999 le principal moteur du clivage droite/gauche. Mais les choses prennent une tournure que je n'avais pas envisagée. La crise de 2008 est passée par là, et le libéralisme décomplexé de début de l'aire Sarkozy n'est plus la pierre d'achoppement de la vie politique pour aucun des deux camps. L'idéologie qui m'a fait produire Et dieu créa la T.P.E, est bien terminée et j'attends donc de nouveaux rebondissements sur la question travail... je scrute les débats... rien ne transpire. La personnalité de l'ancien président, la crise financière, la rigueur demandée par l'Allemagne occultent le sujet qui a pourtant, depuis presque 20 ans, rythmé la vie politique française. Et même lorsque que la question des 35 heures est évoquée, on sent que le problème est plus vaste, plus global et qu'il ne s'agit pour le moment plus de  ça .

La création du ministère du redressement productif sur lequel s'adosse la ministre chargée des Petites et moyennes entreprises, de l'Innovation et de l'Économie numérique, me donne un nouvel éclairage sur la problématique que je souhaite continuer à traiter : celle de l'organisation du travail. Cet intitulé résume à lui seul, la rupture sociétale qu'a engendré l'accélération de la mondialisation du début des années 2000 et la crise de 2008, considérée comme l'une des trois plus grande crise du capitalisme (1873, 1929, 2008). Alors que l'industrie qui durant toute la Cinquième République a eu son ministère (associé selon les périodes à l'artisanat, au commerce, à la recherche, .), est pour la première fois présentée comme malade, agonisante. Cet intitulé, ce jeu sémantique, reflète une réalité de terrain d'un pouvoir public qui ne cherche plus à insuffler une énergie ou à promouvoir ses réussites industrielles mais à sauvegarder ce qui peut l'être des outils qui subsistent encore sur le territoire. Et l'on sent bien, effectivement, que l'action publique s'éloigne de plus en plus d'un comportement de colbertisme high-tech au profil d'un état animateur à l'image de ce qu'il a pu développer dans les années 80, pour l'aménagement du territoire. (Christophe Demazières: les échelons multiples de l'intervention publique , in problèmes économique n°4, ed ; La documentation française.)

Ce n'est donc pas l'organisation du travail dans sa globalité mais plus précisément la sauvegarde d'un pan de l'économie, et du travail directement associé, qui est l'enjeu de cette nouvelle mandature. C'est dans ce contexte que j'arrive à Saint-Nazaire et que je commence à travailler avec les ouvriers et salariés des chantiers naval. Si pour certains économistes l'industrie de pointe (aéronautique - chantier naval .) n'a pas trop de soucis à se faire, face aux industries plus conventionnelles, (Laurent Davezies : La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, ed : la république des idées, 2012) ce n'est certainement pas le ressenti sur place : le dernier trimestre 2012, voit les dernières réalisations en phase de livraison et le carnet de commandes désespérément vide. Les mises en chômage technique débutent. Quand les commandes baissent, il y a deux solutions : soit réduire les effectifs, soit utiliser les outils légaux mis à notre disposition pour combler ces périodes de sous-activité. STX a donc choisi la seconde solution, à travers la convention d'activité partielle de longue durée instaurée par le gouvernement français il y a environ deux ans. C'est l'outil le plus adapté, car il permet à des salariés d'être formés sur d'autres activités ou d'être redéployés sur d'autres sites , affirme le responsable des RH». Extrait de L'usine nouvelle, usinenouvelle.com, 24/08/2012. Cette position reflète aussi une position de non retour de l'entreprise : forte de 6000 employés pour 2000 sous traitants jusqu'à la fin des années 90, le ratio s'inverse pour passer à 2500 salariés pour 5000 sous-traitant dans les années 2010-2011. (chiffres USM-CGT). C'est ce chiffre qui semble être une sorte de seuil minimum nécessaire à la bonne marche de l'entreprise et dans la perspective d'une reprise de l'activité.
Ces accords passés avec l'Etat, permettent de ne pas perdre les derniers ouvriers spécialisés et parfaitement qualifiés dont l'entreprise ne peut plus se passer ; sans eux impossible d'atteindre la qualité de fabrication qui distingue le chantier de ses concurrents des pays émergents, sans eux impossible de respecter des délais de plus en plus courts demandés par les commanditaires, capacité qui distingue cette fois-ci le chantier de ces concurrents intra-communautaires.

Cet exemple me permet donc, encore une fois, de partir d'un cas particulier pour embrasser une problématique plus vaste : celle de l'organisation du travail ouvrier/employé dans le milieu industriel, au beau milieu d'une mondialisation des outils de production.

Sauver l'industrie, c'est sauver des emplois : mais quels types d'emplois ? Pour quels types de salariés ? Les formations techniques bac +2 qui se sont développées au tout début des années 60, la volonté d'amener, vingt ans plus tard, 80% d'une classe d'age au baccalauréat (objectif jamais atteint bien que nous sommes pour l'année 2013 à 73%), montre bien une volonté de modifier le modèle des nouveaux employés. L'industrie doit pouvoir s'adosser aux nouvelles techniques et technologies et s'assurer que ses employés sachent les utiliser. Cette volonté, et les infrastructures montées pour la mettre en oeuvre, date de bien avant la vague de délocalisation que nous connaissons. La grande partie de la perte d'emploi dans le milieu industriel, n'est d'ailleurs pas dû à ce dernier phénomène mais bien plus aux développements de la mécanisation, robotisation, informatisation des outils productifs.
A cela s'ajoute l'effet pervers de la création de l'euro, qui détruit le principe de productivité-prix pour les pays de la CEE (taux de change et donc compétitivité par la monnaie), et ne laisse que la compétitivité hors-prix comme variable d'ajustement ; coût et masse du travail en sont les variables, d'où la nécessité d'employés de plus en plus qualifiés, pour des salaires équivalant ou s'approchant de ceux du travail non qualifié.
Cette volonté affichée de sauver les emplois de l'industrie, ne prend donc pas en compte, à mon sens, ceux non qualifiés ; et ceux-ci continueront à osciller en fonction des commandes, crises ou bulles.

La mutation même de l'industrie depuis les dix dernières années, confirme cet aspect social, et montre aussi par la même occasion qu'elle a contribué à développer le secteur qui l'a supplanté: les services. Se mettre à faire du jogging, aujourd'hui ce n'est pas seulement acheter une paire de baskets et sa panoplie (fabriquées dans les pays à bas coût), c'est aussi acheter son cardiofréquencemètre ou son podomètre, avoir son coach numérique, son apli Iphone, son mp3, allez sur les plates-formes d'échange de performances ou de téléchargement de musique, ... autant de services que l'on adjoint aux simples baskets, autant de services développés dans les pays de la  connaissance . Je me permets ce qualificatif en faisant référence à la déclaration du conseil européen de Lisbonne en 2000, affirmant vouloir faire de l'Union Européenne  l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde  d'ici à 2010.
Si l'on prend, pour être dans l'actualité du moment, l'exemple du recapitalisation de Peugeot, comme on aurait pu prendre celle d'Alstom hier, il ne s'agit pas seulement de sauver l'outil industriel, son savoir-faire et ses emplois mais c'est aussi tous les services qui lui sont associés, ses services financiers et organismes de crédit, ses bureaux d'études, sa recherche et développement, électroniques et informatiques embarquées, GPS, et sociétés diverses directement liées au lobbying automobile Coyote, etc... autant de services et d'entreprises qui travaillent directement pour l'industrie mais qui dans la nomenclature française n'en font pas partie.

Tenter de sauvegarder ce qui peut l'être de l'industrie aujourd'hui, c'est aussi laisser la possibilité aux services de continuer à se développer en étroite collaboration avec lui. Le laisser s'effondrer reviendrait à hypothéquer des pans entiers de l'économie et abandonner l'organisation du savoir et du travail telle que nous la connaissons.

La logique de la transformation de l'industrie initiée dans les années 80, ne semble pour autant pas remise en cause. L'état qui retrouve des accents Keynésien, semble aujourd'hui vouloir rechercher le point d'équilibre entre le modèle  Fabless  d'Alcatel-Lucens du début 2000 et l'usine dévoreuse d'hommes des  ateliers du monde  ; conscient que la division internationale du travail entre pays de la  connaissance  et pays  ateliers  mène au suicide de nos sociétés.

A la poursuite de l'extension des échanges, un clair-obscur qui , c'est construit à partir de ce regard. Ces deux ensembles, qui pour moi forment un tout, cherchent à articuler deux axes ; l'un autour de la productivité de l'individu, l'autre autour de l'imbrication des infrastructures privées et publiques dans le cadre de  la poursuite et l'extension des échanges  entre ces secteurs : (le privé, ses entreprises) et le public (l'état, les collectivités locales, mais aussi les salariés et les citoyens de ces espaces devenus infra-nationaux ).

Le premier ensemble constitué de sept photographies associées à sept dessins en néon, dépeint le contexte. Les prises de vue sont extérieurs, dans des paysages industriels où l'homme est souvent seul. Il me semblait inopportun de continuer à montrer l'univers industriel, comme on a pu le représenter durant l'âge d'or de l'industrie : sueur, labeur, chaleur... ou comme on le présente dans les pays émergents : production, construction, pollution, inopportun aussi de montrer la mécanisation, la robotisation car ce sont les conséquences de ces phénomènes qui m'intéressent, non ces phénomènes en eux même. Ces images campent donc le décor des infrastructures tant publiques que privées qui permettent la continuité et le développement des activités industrielles aujourd'hui, un besoin qui se fait sentir encore plus qu'hier et ce malgré la crise. Seuls les néons raccrochent les images à la problématique du travail. Ces dessins proviennent des visites faites dans l'atelier de prémontage 180 tonnes, des chantiers naval. Face à la démesure des moyens, des technologies, des objets produits, du  spectacle  pyrotechnique de l'activité de ces lieux, je n'ai conservé que quelques traces ou objets qui peuvent sembler dérisoires. Mais qui rappellent, que malgré toute cette recherche de productivité, l'homme est toujours là ; avec ses besoins (bouteille d'eau sur servante, chaussures E.P.I), ses trucs pour s'en sortir (écriture inversée - vélo pour les déplacements internes), ses anachronismes (fil à plomb - pelles et balais). Je me suis éloigné volontairement de la féerie de ces lieux, et si les gerbes de métal en fusion, les arcs électriques, tout ce spectacle de lumière qu'offre les ouvriers au travail, n'est pas visible c'est bien évidemment ce qui m'a décidé à produire ces dessins en lumière.

Le deuxième élément de A la poursuite de l'extension des échanges, un clair-obscur qui tarde, est un ensemble de quatorze triptyques, enserrés dans une structure métallique. Les images ne sont pas issues des chantiers navals, mais d'une autre entreprise industrielle Promens spécialisée en rotomoulage. La séquence de trois images, que propose ces dispositifs, permet de montrer une chorégraphie de l'individu au travail en relation directe avec l'outil. Pas de présence ici d'éléments extérieurs, pas d'éléments de pyrotechnie et de technologie spectaculaire, juste des corps engagés, montants, tournants, glissants, luttants avec la machine. Des images qui traitent des corps, des astuces et des solidarités que les ouvriers de plus en plus qualifiés produisent, dans l'esprit des  micro-créations  développées entre-autre par l'ergologue Yves Schwartz. Ce concept est très bien résumé par Nicolas Dutent dans son article  Quand l'art tente de reprendre place dans l'entreprise , L'humanité du 6 janvier 2014 :  Que ce regard donne lieu, selon la définition de l'ergologue Yves Schwartz, à une création endogène (partie du travail et avec l'ambition d'y revenir), exogène (conçue en extériorité des univers du travail) ou mêlant ces deux approches, cette ouverture vise à faire apparaître la dimension créative produite par le mouvement des corps au travail. Le fait d'individus qui construisent, modifient et perpétuent en permanence des formes de culture et de patrimoine  .

Ces deux ensembles qui pour moi forment un tout, sont certainement les pièces les plus sombres que j'ai pu réaliser. Les photographies ont volontairement des tonalités noires et denses que vient souligner la crudité de la lumière néon, car tout a long de ce projet, je fus hanté par les propos d'Antonio Gramsci :  La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut naître : le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. 

Serge Lhermitte, 2014.