Jour après jour

texte en pdf
recule

Jour après jour

Serge Lhermitte est le dernier artiste à intervenir dans ce projet, l'entretien s'est déroulé sous forme de chronique, au fur et à mesure de l'avancement de ses prospectives.

13 03 04 - du temps pour élaborer une image

Mo Gourmelon : Vous avez visité pour la première fois les villes de Boulogne-sur-mer, Cambrai et Saint-Omer. Quelles en sont vos premières impressions ? Avez-vous déjà quelques pistes de recherches ou avez-vous besoin d'un temps de maturation ? Ces trois villes sont labellisées avec Roubaix Ville d'art et d'histoire. Ce label a-t-il une signification particulière pour vous ?

Serge Lhermitte : Je pense que je me faisais une idée certainement erronée de ce titre, sans aucun doute par rapport à mes attentes, car si la puissance historique de ces villes ne fait aucun doute la dimension artistique est par contre plus diffuse. Je m'attendais à des éléments plus démonstratifs, plus spectaculaires ou plus nombreux. Mais c'est peut-être aussi le charme de ce label, il permet une imbrication de ces deux termes pour comprendre qu'ils n'en font qu'un. L'histoire est l'art ou inversement. C'est en tout cas une première impression après avoir visité, brièvement il faut le dire, ces trois villes.
Villes qui semblent d'ailleurs complètement différentes les unes des autres, d'un point de vue urbanistique surtout. J'ai été étonné de passer d'un urbanisme assez hétéroclite mais dominé par la reconstruction des années 50 et les impératifs de l'économie du XXIème siècle (Boulogne-sur-mer), à un autre entièrement repensé dans les années 20 suite à la première guerre (Cambrai), pour finir à Saint-Omer, une ville remodelée aux canons esthétiques du XVIIIème siècle ; trois villes, trois voyages dans le temps.
Alors, pour répondre à la dernière partie de votre question, oui je pense que je vais devoir décanter, laisser reposer toutes ces visions et impressions. J'ai bien sûr quelques pistes de travail, des choses auxquelles j'avais pensé avant de venir, des choses qui me sont venues au cours de ces visites. Il faut que je puisse en faire maintenant la synthèse, et essayer de tirer un ou plusieurs projets qui me conviennent.

MG : Vous déclarez J'ai besoin de temps pour élaborer une image. Dans ce cas de commande, sans aucune directive précise si ce n'est celle d'apposer votre regard d'artiste et votre vision large (historique, économique.) sur un complexe architecturé et habité qu'est une ville, de quels matériaux et/ou moyens aimeriez-vous disposer sinon du temps ?

SL : Mais le temps est un des facteurs qui fait en général le plus défaut dans ce genre de travail, le temps de maturation, mais aussi le temps pour réaliser. Je vous parlais d'un ou de plusieurs projets : c'est cela aussi l'avantage du temps, penser à plusieurs réalisations pour une seule et même thématique. Le temps n'est pas extensible, surtout dans le cadre d'une commande, je le comprends bien. Je dis cela juste pour préciser l'importance de ce critère.
De la même façon cette commande est pour moi une nouveauté dans son principe de fonctionnement car c'est la première fois que je travaille avec un relais humain dans chaque ville, une personne qui en possède les clefs (dans tous les sens du terme), connaît son histoire, en est passionnée. Je dois dire que ces rencontres ont été plus qu'appréciables. Les chargés du patrimoine ont été pour l'instant la meilleure aide que j'aurais pu souhaiter et les en remercie.
Pour répondre pleinement à votre question, si effectivement les différentes personnes que j'ai pu rencontrer ont comblé ma curiosité dans bien des domaines, je ne peux pas prétendre connaître pour autant la ville. Son tissu social, son état et son dynamisme économique sont des paramètres que je ne maîtrise pas et qui sont pourtant des critères importants pour parler d'une ville, même si elle est d'art et d'histoire. C'est ce qui me fait le plus défaut actuellement pour établir un projet. Mais nous sommes en train de voir avec les chargés du patrimoine s'il est possible de travailler avec des associations, pour faire justement entrer le paramètre humain dans les photographies.

03 04 04 - ressortir l'intérieur d'un bâtiment fermé

MG : Vos investigations actuelles se dirigent vers les bâtiments cultuels, culturels ou industriels qui faute de fonction ne peuvent, pour des raisons économiques, être entretenus. Ils sont donc fermés. Cette notion de fonction dans l'architecture est primordiale. N'oublions pas que certaines abbayes, par exemple, pour tenir debout à travers l'histoire et constituer désormais notre patrimoine ont dû passer par des périodes transitoires dans lesquelles elles ont été utilisées comme prisons. Ce projet est un concept qui pourrait concerner toute ville sans distinction. Quel est son point de départ et quelles sont vos intentions ?

S.L : C'est justement une certaine idée du détournement de fonction de l'architecture qui m'a fasciné. Mais pas tout à fait celle dont vous parlez, qui est plus un but à moyen terme qu'une réalité. Je m'explique : après cette première visite, il m'est apparu nécessaire de travailler sur l'un des points commun de ces trois villes, et que l'on pourrait effectivement étendre à toutes les villes. Car elles possèdent toutes trois de ces lieux chargés d'histoires, plus ou moins récentes, dont elles ne savent aujourd'hui que faire. Ces édifices appartiennent aux municipalités qui tout en essayant d'y investir le moins possible tentent de leurs redonner une seconde vie. Mais aujourd'hui faute de mis en conformité, ou par peur de dégradations ces lieux ne sont pas ouvert au public ou qu'occasionnellement, lors des visites du patrimoine par exemple. Ces architectures aux formes, trop fortes, parce qu'induites par leur fonctionnalité passé procurent à ces bâtiments une quasi invulnérabilité, mais revers de la médaille ne retrouvent pas de repreneur justement par rapport à cette architecture trop radical, trop ciblée.
La mutation qui s'effectue aujourd'hui, n'est pas à mon sens à chercher dans le registre d'une mutation de fonction mais dans la conservation d'un lien social, urbanistique. Ces édifices ne doivent leurs sauvegardes qu'a la prise de conscience que le seul fait de leurs présences constituent les différents liens du tissu urbain. Ils ne passent pas d'une fonction à une autre, mais finalement qu'importe qu'il y ai ou non une activité en ces lieux, du moment qu'ils continuent à être présent, même mis en jachère. Les églises, usine, théâtre, gare maritime,. sont perçus par les yeux de l'usager comme symbole, (plus ou moins douloureux quand il s'agit de l'économique), ou plus simplement comme une sorte de décor de cinéma. C'est cette mutation d'utilité qui m'intéresse. Le passage d'une activité forte et structurante à un moment donné, à un élément de décors urbain aujourd'hui. Le fait que ces lieux ne peuvent être ouverts au public, faute de financement, de réaménagement, de réhabilitation ou de reconversion, font basculer ces bâtiments d'une architecture utilitaire à une architecture contemplative. Regarder, les édifices, en faire le tour, savoir qu'ils existent mais ne plus les pénétrer, ne plus les vivres c'est le drame mais finalement, peut-être aussi, la nouvelle fonction de ces bâtiments aujourd'hui. Faire des photographie de l'intérieur de ces lieux est pour moi une façon de leurs redonner un corps, une consistance et pas seulement une apparence.

MG : Peux-t'on aborder indistinctement un bâtiment cultuel, culturel ou industriel ?

S.L : Dans la mesure où ils ont le même impact dans l'urbanisme de la ville, il n'y a, pour moi, aucun doute.
Les quartiers ont tout d'abord été fédérés par leurs églises, en paroisse. Les usines surtout dans le Nord, ont structuré l'habitat autour d'elles. Et si ces activités, et les lieux qui les contenaient sont aujourd'hui moribonds le tissu urbain qu'ils ont généré est quand à lui toujours présent. Je cherche à aborder la question de façon globale, sans différencier la forme de mon travail en fonction des lieux, puisqu'ils ont d'une part perdu leur fonction d'antan et qu'ils ont d'autre part aujourd'hui la même utilité dans l'urbanisme des villes.

MG : Vous souhaitez faire appel à une présence humaine. Qu'appelez-vous le patrimoine individuel ?

S.L : Oui, pour moi cette présence est importante car les différents lieux où j'ai pu faire des repérages, ne sont pas des lieux abandonnés. D'accord ils ne sont pas en activités, ni ouvert au public, mais ils sont tout de même entretenus, mis sous assistance respiratoire serait une expression approprié, par la collectivité locale à qui ils appartiennent. Photographier ces édifices totalement vides serait à mon avis restrictif et occulterait les responsabilités et les charges dont elle doit faire face. Je ne souhaite pas introduire une foule, ou à recréer une activité fictive dans ces sites, je tiens au contraire à avoir la présence d'une seule personne, justement membre de cette collectivité, pour rappeler le rôle de veille, de vigilance qu'elle effectue pour ces bâtiments. C'est en m'interrogeant sur l'action que pourrait mener cette personne dans la photographie que j'ai pensé à cette notion de patrimoine individuel. Ce patrimoine individuel peut être vu par ce que l'individu possède comme bien matériel, mais aussi par ce qu'il a acquis au service de la collectivité économique, et que celle ci lui reversera au titre de la retraite. Le salarié acquerra 480 feuilles de paye correspondant à autant de mois d'activité, et qui constitueront ce patrimoine qui est censé lui assurer des jours sans contrainte de travail. C'est ce patrimoine ainsi que la personne qui le possède que je veux mettre en scène dans l'image.

MG : La présence d'un ancien travailleur qui par ses années d'activités détermine un territoire délimité et restreint n'est pas là pour attribuer une nouvelle fonction au lieu. Quel est l'enjeu de ce flottement ?

S.L : Il ne s'agirait pas du moins pour l'instant d'envisager de faire participer d'ancien travailleur, mais au contraire des travailleurs encore en activité, bien que proche de la retraite. Il délimitera ainsi lui même son territoire en fonction du nombre de ses feuilles de paye. Quel est l'enjeu ? Je le souhaite multiples. Le premier qui motive la construction de l'image est la confrontation de ces deux notions de patrimoine collectif et individuel. Me permettant d'utiliser le principe de mise en abîme que j'utilise souvent dans mes images, un champ et un contre-champ : un patrimoine collectif, un bien appartenant à l'histoire de l'ensemble de la collectivité, et un patrimoine individuel appartenant à l'histoire économique d'un individu. Un jeu de confrontation qui permet d'associer et d'opposer cette notion au travers tant de la sphère public que privée. Mais un second enjeu se trouve en filigrane sous ce travail, mon intérêt quand aux questions relatives à la sphère du travail constitue une grande partie de ma production aujourd'hui, et je le traite une fois encore dans cette série. La fin de certaines activités, de certains mythes fondateur de notre société entraînent la déshérence de ces bâtiments, mais quand est il de cette pierre angulaire que constitue l'emploi et le travail dans notre société contemporaine ? La réforme des retraites et l'avènement des plans épargne retraite synonymes de retraite par capitalisation, ne sont ils pas le début d'une mutation profonde de nos sociétés par rapport à ces questions ? L'acte de présenter ce travailleur de cette manière, avec ses seules fiches de paye comme patrimoine social et économique, est aussi, pour moi, le moyen de faire un constat d'un système de société qui à moyen terme n'aura plus court. Ces photographies représenteront un système de société en voie de disparition, à l'intérieur de bâtiments vestiges de sociétés antérieures. C'est pour cette raison, que s'il existe effectivement un enjeu au sein de l'image, je recherche aussi de la cohérence dans l'ensemble de la série. Le fait de cibler certains bâtiments dans ces trois villes n'est, dans cette perspective, pas anodin. Il constitue pour moi la possibilité de parler des mutations des activités et de la société en règle générale. Des très riches heures des croyances à la désaffection des églises qu'elles soient du XVIIIème (Cambrai, Saint Omer) ou du XXème (Boulogne-sur-mer). De l'arrivée d'une société du loisir, à la société du spectacle (théâtre de St Omer). Du développement et des mutations des transports (Gare maritime, Boulogne-sur-mer). De la désillusion du progrès technique et industriel (Overport, Boulogne-sur-mer). De la fin d'une société industrielle (usine sidérurgique, Boulogne-sur-mer), pour l'avènement d'une société fiduciaire.

MG : Votre travail actuel est préoccupé par le monde du travail. Quelles sont vos motivations pour vous intéresser aux jardins ouvriers ? Peut-on parler de travail épanouissant, dans le sens véritablement choisi, dans lequel la fraction temps travaillé/temps libre se réduirait à temps libre travaillé ?

SL : Vous faites là réfèrence au projet que je souhaite mettre en place à Roubaix. J'ai, en effet, été très étonné en parcourant la ville, d'un des partis pris engagé par la municipalité pour résorber une partie de ses friches industrielles. Ce n'est pas tant la volonté de conserver les bâtiments les plus significatifs de sa grande époque industrielle, que d'avoir su supprimer, avec intelligence, ceux de moindre importance qui m'a intéressé. On sent bien en se promenant dans Roubaix que l'habitat s'est étoffé en relation avec son industrialisation, les quartiers se sont développés autour de points névralgiques incarnés par les usines et fabriques. Cette ville pourrait être comparée à un corps ; les quartiers sont en quelques sorte les cellules dont les noyaux sont les bâtiments industriels. Usines et fabriques, aujourd'hui abandonnées, font que la structure du tissu urbain a perdu sa logique. C'est pourquoi le parti pris de supprimer ces édifices et de les transformer en jardins ouvriers, que l'on appelle maintenant jardins familiaux, me semble être une solution parfaitement cohérente. Elle permet aux habitants de converger de nouveau vers le coeur des îlots d'habitat en lui redonnant une activité et un sens, permettant ainsi de conserver une logique de l'urbanisation initiale.
Il s'agit, à mon sens, d'une vraie solution pour sortir de cette désindustrialisation de la ville tout en lui conservant son âme et son passé ouvrier. C'est, avant tout, cette forme de réhabilitation qui a motivé mon envie de travailler sur un projet autour des jardins familiaux, me permettant, comme vous le faites entendre, de surfer sur ces notions de temps travaillés et de temps libérés.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question ; il faudrait comprendre, que ce temps libéré et occupé au jardinage surtout maraîcher, serait un temps libre travaillé. Je ne pense pas qu'il soit vu et que l'on puisse le voir ainsi. Il est précisément, par rapport à cette question urbanistique dont je viens de parler, un instant de regroupement et de cohésion du quartier et non un instant individuel et laborieux (au sens étymologique). C'est ce qui fait, qu'à mon sens, ce type d'occupation du temps libre est particulièrement intéressant, parce qu'il n'est justement plus la forme que l'on en a aujourd'hui. Passer une partie de son temps libre à oeuvrer sur son lopin de terre est un loisir que l'on peut définir comme actif et productif à opposer à celui, que la société de consommation tend à nous vendre, passif et consumériste.

09 07 04 - images panoramiques et contrechamps

MG : J'ai envie de reprendre votre phrase : On sent bien en se promenant dans Roubaix que l'habitat s'est étoffé en relation avec son industrialisation, les quartiers se sont développés autour de points névralgiques incarnés par les usines et fabriques. Pouvez-vous développer ce point ? Quel impact cela a-t-il sur le développement de vos projets à Roubaix ?

SL : Je crois que pour développer ce point, pour avoir une conscience plus aiguë de cette relation d'interdépendance entre l'habitat et l'industrie, il me semble qu'il suffit de rappeler l'histoire de la ville. Au XVIIIème la plaine et les champs sont les principaux paysages de cette zone, tout au plus existe-t-il un gros bourg, dont subsiste aujourd'hui l'église. La création de la ville n'est dûe qu'à la recherche de place de l'industrie, et par voie de conséquence à l'habitat que se développe parallèlement afin de fournir la main d'oeuvre nécessaire. Ce fonctionnement est, à mon sens, un phénomène nouveau dans l'urbanisme des villes, il marque une rupture avec les créations de villes nouvelles de type royales. Des villes voulues par le pouvoir central, développant un urbanisme global lié aux nécessités des fonctionnalismes. Les exemples sont nombreux, je pense notamment à Rochefort construite au milieu du XVIIème. A l'inverse de ce type de développement lié à une nécessité nationale stratégique ; Roubaix n'est , elle, issue que de la volonté d'industriels privés, d'une logique interne au processus industriel du XIXème. Elle n'est pas née du pouvoir centralisé mais de l'influence de quelques familles. Un processus d'urbanisation qui semble n'avoir été qu'une parenthèse dans notre histoire si l'on en croit les dernières constructions des années 1970. Ce particularisme urbanistique roubaisien m'a intéressé notamment par rapport à ce que j'ai pu traiter dans les villes nouvelles de Milton Keynes et d'Evry. Un peu plus d'un siècle sépare les constructions de Roubaix et d'Evry, reflétant les changements survenus dans cette période dans les domaines économique, industriel et politique. Nous sommes passés en un siècle d'une création urbanistique liée à une nécessité de production de groupe privés, le tout plus ou moins orchestré par la municipalité, à une création liée à une nécessité de consommer, dirigé par un état providence. Dans la série que j'ai pu faire autour des villes nouvelles, j'interrogeais le lien social entre le centre névralgique de la ville, le centre commercial, et le tissu urbain. Dans le projet que je mets en place pour Roubaix cette interrogation est toujours présente. Le jardin familial peut-il être vu aujourd'hui comme lien de sociabilité entre industries et habitats ?

MG : Quelles sont vos perceptions et expérimentations de ces jardins familiaux ?

SL : J'ai été avant tout frappé par la qualité de l'implication des habitants dans ces jardins, et les listes d'attente pour pour obtenir ces terrains ne font que confirmer une certaines clairvoyance des politiques à ce sujet. Quant à mon expérimentation, elle est loin d'une implication comme a pu le faire Lara Almarcegui à Rotterdam, je me suis cantonné à répertorier les différents sites, pour ne conserver que ceux qui jouxtent les bâtiments industriels. Des images panoramiques de ces jardins viendront s'établir en contrechamp d'images de bâtiments industriels dans différentes éapes de leurs métamorphoses.

28 09 04 - des réminiscences de villes

MG : Vous avez une vision englobante de la ville. Vos images de Boulogne relèvent d'imbrications visuelles dans lesquelles différentes strates prennent consistance. Des blocs architecturaux sont saisis ainsi que des percées... Les passants sont en mouvement. Tout est fragment. Comment vous déplacez-vous dans la ville et comment composez-vous de telles images ?

SL : C'est un processus un peu étrange que j'ai du mal à définir. Ces déplacements dont vous parlez et surtout les tout premiers sont extrêmement importants. Mon attitude me semble, au départ en tout cas, être identique dans toutes les villes. Je me déplace à la manière d'un usager se rendant d'un point à un autre, mais dont le but n'est pas le déplacement géographique mais la quête, la quête éperdue de l'image parfaite dans la ville idéale. A quoi ressemble ce Graal ? Je n'en sais rien, du moins pas encore, et c'est ce qui me pousse à aller plus loin, à chercher dans les coins et recoins. A la fin de ce périple, j'ai bien évidemment échoué dans cette quête de la divine image. Alors me reviennent des réminiscences de villes, des morceaux d'architectures, de zones, des éléments ou des images qui ont plus marqué mon inconscient que ma conscience, trop occupée alors à chercher l'évidence. C'est à partir de ce qui reste de ce ou de ces premiers déplacements que j'effectue les suivants essayant de confirmer l'intuition de la réminiscence. Pour Boulogne ce processus a été fort, et en effet dans ma mémoire s'opéraient des images de carottage des diverses strates de la ville, mais il ne s'agissait pas d'un quelconque jeu de l'esprit mais une réalité physique de la cité. C'est l'affleurement des strates de la ville que je souhaite montrer dans ces images. L'humain n'est lui que le décor, un élément fugace de passage. C'est pour cette raison qu'il ne peut être qu'un détail du paysage, ou qu'un mouvement dans l'image. Si sa présence semble nécessaire dans la mesure où il en est le premier spectateur et acteur, sa consistance face à la ville n'en est pas moins aussi inconsistance qu'éphémère.

MG : A Cambrai vous faites un usage très singulier de la vitrine. Les pionniers de la photographie ont utilisé ses capacités réfléchissantes. C'est à son effet miroir et mercantile que s'est attaché un artiste comme Dan Graham. Le passant ordinaire, à l'extérieur, est ainsi projeté à l'intérieur. Votre parti pris est tout autre. Vous vous placez à l'intérieur et regardez à l'extérieur, au travers. J'imagine que ce n'est pas uniquement pour palier au manque de recul que vous constatiez au moment des premiers repérages.

SL : Non... Quoi que... Vous preniez le cas précédemment de Boulogne où je vous expliquais que le processus de réminiscence avait été très fort. Je peux dire que Cambrai procède du même principe mais avec un temps de maturation beaucoup plus long. Car c'est malgré tout ce manque de recul, qui en me faisant tourner et retourner m'a finalement montré ce qui m'est apparu par la suite comme une évidence. Mes longues errances m'ont donné la sensation d'une ville prise en étau. Pour mieux comprendre cette sensation, il suffit, peut être, de resituer la ville dans son contexte tant économique que géographique. Un présent et des perspectives avenir économique peu développées, pour ne pas dire inexistantes, et une situation géographique qui place cette ville... quelques part au milieu de la plaine céréalière. Cette absence de vie économique d'une part et cette localisation d'autre part crée, il me semble, une ambiance particulière. Car au final c'est bien cette plaine et ses ressources qui font subsister la cité. La campagne et son activité, l'agriculture, tiennent en leur pouvoir l'existence même de la ville. Sans les dividendes liés à l'industrie céréalière, il n'y aurait plus d'échanges commerciaux possibles, plus de commerce et donc plus de raisons et de moyens pour la ville d'exister.
J'ai ressenti Cambrai comme une ville vestige de l'économie d'une autre ère, presque moyenâgeuse, dans laquelle la cité est une place, un centre de marché et d'échange de biens de consommation à destination du monde rural. D'où l'impression étrange que le tissu marchand est le coeur même de la ville. Et que si ce coeur bat, il ne le fait qu'au rythme des incursions de la campagne en son sein. C'est cette impression que j'ai voulu restituer dans mes images, j'ai en tout cas voulu voir cette ville par le prisme du dernier acteur qui lui reste, le commerce.
Je ne peux m'empêcher de reprendre votre référence à Dan Graham, en me flattant de l'association mais, même si il eut peut être mieux valu pour la ville de Cambrai, mon parti pris dans ce cas précis est certainement à l'exact opposé du sien.