entretien Serge Lhermitte, Frank Lamy et Julien Blanpied

texte en pdf
recule

Entretien par Frank Lamy et Julien Blanpied avec Serge Lhermitte

Pratiquant une forme quasi sociologique et documentaire de l'art, Serge Lhermitte explore et analyse l'impact essentiel de phénomènes sociaux tels que travail salarié, retraite ou RTT sur la construction de nos identités, dans l'élaboration de nos subjectivités, dans l'information de nos êtres au monde.

Comment as-tu perçu l'invitation qui t'est faite de participer à ce cycle d'expositions autour de l'économie ?

L'ensemble de mes pièces, mais on y reviendra plus tard je crois, tournent autour de questions économiques. Lorsqu'on a évoqué ma participation, ma première réaction, ne fut pas de savoir si je me reconnaissais dans la thématique, mais fut dans mon intérêt pour la forme de cette proposition. Pour m'expliquer, en quelques mots, si le principe d'exposition collective n'est certes pas inintéressant, le fait de proposer à chacun d'entre nous de présenter plusieurs pièces, de construire un propos et une cohérence interne à chacun et d'être ensuite mise en perspective avec d'autres ensembles, m'a semblé être un principe beaucoup plus exaltant. Des monographies ou plus humblement des ensembles de travaux se renvoyant les uns aux autres, évoquant diverse manière d'imbriquer le champ économique dans une production artistique m'a semblé être une gageure tant pour nous, dans la cohérence des propos, que pour vous, dans la présentation des différences. Il eut été certainement plus simple de sortir quelques pièces de leur logique de création, et dans faire un accrochage pertinent mais sans grand risque. Bref un risque... une spéculation ? que je suis heureux de partager.

Où se situe, pour toi, la dimension économique de ton travail ?

La dimension économique n'est pas le premier enjeu de mon travail, elle est induite, presque incontournable, par la manière dont j'envisage mon processus de travail.
C'est en général une décision d'ordre politique qui est à l'origine de mes séries. Quels impacts peuvent avoir de telles décisions, de telles lois sur les administrés ? Quels changements peuvent-elles opérer sur le quotidien, la vie du citoyen ?... Pour prendre un exemple, la série faite sur les maires de petites communes (Maire(s), 2000) rebondissait sur les risques encourus par ces maires d'un point de vue pénal. La façon dont j'ai abordé le problème, fut de montrer que ces maires exerçaient leurs fonctions à la manière dont on peut pratiquer un loisir, une passion et non à la manière d'un métier. Pour ces représentants et garants de la démocratie, pas de contrat en CDI, mais un CDD reconductible tous les cinq ans. Pas non plus de stock options ou de parachute doré... Le maire d'une petite commune ne peut exercer ses fonctions que parce qu'il a un autre emploi, l'assurance d'un revenu fixe, faisant de lui un administré administrant, plus qu'un professionnel de l'institution. Et, dans ce contexte, comment lui demander d'assumer des risques pénaux ?...
Le fait de soulever un problème précis est récurrent dans la façon dont je travaille. Les questions sociales ou politiques que j'aborde s'articulent toujours autour de questions économiques, vues parfois par un prisme macroéconomique (à l'échelle d'un territoire), mais plus généralement microéconomique (à l'échelle d'un individu).

Tu proposes un ensemble d'oeuvres pour l'exposition. Comment s'articule ton choix ?

En rapport avec cette cohérence interne, dont je parlais tout à l'heure. Je n'ai pas voulu présenter plusieurs façons d'aborder l'économie, mais d'en présenter une qui me tient particulièrement à coeur depuis quelques années, celle liée à la question du travail et plus précisément de l'emploi.
Il y aura deux installations photographiques ainsi que deux vidéos, projetées à différents moments de ce cycle d'expositions.
Depuis la mise en place des 35 heures, j'ai produit deux séries photographiques sur ce thème. Celle que je présente ici, "La R.T.T vous va si bien", est articulée sur la question : à quoi peut servir le travail, lorsqu'il n'est pas un moyen d'épanouissement personnel ? Elle donne cinq propositions autour d'une même réponse.
La réforme des retraites fut l'objet d'une autre série photographique. "Patrimoine Et Relevés de Paye" est la seconde installation photographique que je propose.
Les sujets de ces deux pièces ont fait couler beaucoup d'encre, nous avons pu lire ou entendre dans le brouhaha médiatique toutes formes de prévisions et leurs contraires : fin de la valeur travail, perte de la grandeur de la France, perte de la cohésion et de la solidarité intergénérationnelle... j'en passe et des meilleurs... Autant d'attitudes, de propos de fin du monde qui m'ont amené à intituler cette exposition "L'atonie lancinante du cri des cassandres".
Les deux vidéos traitent du même sujet : l'individu face à son emploi. La première, "Petits fantasmes entre ennuis" réinterroge les motivations de l'emploi, du désir d'avoir... à défaut d'être. La seconde, "Petites aides au transit salarial" explore l'interstice de temps et d'espace existant entre l'univers privé et l'univers salarial.
L'ensemble de ces productions a un dénominateur commun : l'emploi et la source économique qu'il procure, comme point de départ de la vie.

Tes photographies et vidéos développent une esthétique hybride qui articule deux dimensions apparemment antinomiques : symbolique et réaliste. On pourrait presque parler de documentaire plastique. Comment qualifierais-tu cette esthétique? Comment mêles-tu ces deux dimensions ?

Une dimension symbolique ? Peut-être, effectivement en y repensant, même si je n'aurai pas utilisé ce terme. L'emploi de matériaux détournés de leurs fonctions peut être appréhendée dans une dimension symbolique : un papier peint personnel de bureau, un sol lino mémoire de travail, une publicité amenée à la dimension de "but dans la vie ", ... appartiennent à un registre symbolique ou sont, en tout cas, des symboles d'un autre univers que celui qui est explicitement présenté. Mais je préfère parler de dimension fantasmatique, fantasmagorique ou, parfois, simplement fictionnelle. Une confrontation entre un espace réel assez normatif, plutôt sordide et un autre espace plus personnel, de l'ordre du rêve, du désir d'être, de la fiction. Cela étant, je suis tout à fait d'accord avec l'idée que deux dimensions s'affrontent. Et que la dimension servant de base semble la plus réelle, ancrée dans un univers social bien tangible.
S'agit-il d'un documentaire ? Oui dans le sens où les modèles sont dans leurs propres rôles, où les lieux appartiennent aux entreprises pour lesquelles ils travaillent et que les différentes activités qu'ils pratiquent sont réellement les leurs. Non au sens où je m'approprie leurs espaces, leurs conditions de travail et que je remets en scène leurs vies afin qu'ils y tiennent, l'espace d'une image, le premier rôle... Non encore dans la distance que j'essaye de mettre dans la prise de vue ; la plongée et l'image au sol dans "La R.T.T vous va si bien", le personnage perdu dans l'immensité du bâtiment et de sa vie salariale dans "Patrimoine Et Relevés de Paye"... Nous sommes loin de l'iconographie de l'image de reportage.
Oui, malgré tout, dans l'approche que j'ai en amont du projet, par le travail de recherche, de documentation que j'effectue avant de réaliser les images. Non, pour finir, dans l'acharnement que je mets à complexifier les pistes, à brouiller toute forme de représentation objective, à malmener ces codes de l'image hérités de la photographie allemande.
Alors documentaire plastique, plus qu'une autre classification ? ... je vais faire jouer mon droit de réserve et laisser à d'autres le loisir de classer cette pratique.

Concrètement, comment travailles-tu ? Quel est le point de départ de tes séries ?

Pour cette exposition, l'alternance politique de 2002 et sa cohorte de Cassandres à fait renaître l'envie de questionner la loi sur la réduction du temps de travail. La triste résignation générale sur la réforme des retraites a, quant à elle, généré l'autre installation photographique.
Viennent ensuite deux phases que je travaille conjointement : une étude documentaire qui me sert de base de réflexion et une confrontation au réel, aux employés qui subissent ces modifications dans le cadre de leur vie professionnelle. La confrontation devient parfois une implication dans le processus de création. Une vision commune, une envie de partager une aventure différente dans un autre milieu... : ces petits paramètres qui font qu'une alchimie s'opère et qu'alors le salarié devient modèle.
La troisième étape interroge la forme de la représentation, la photographie en tant que telle, l'installation qu'elle nécessite et sa restitution dans l'espace d'exposition. Comment montrer l'espace privé dans l'espace social ? Comment redonner à voir sans pour autant ne présenter qu'un constat d'action ? Comment réorganiser les éléments dans un espace décontextualisé en regagnant du sens ? Des questions qui nécessitent pour chaque série des réponses adaptées et à chaque fois différentes.

Tu produis toujours un texte pour accompagner tes séries. Quel statut a-t-il ?

Soyons clair, je ne me prétends ni sociologue, ni critique. Ces textes n'ont pas plus le statut de pièces en tant que telles. Ce sont justes quelques clefs de lectures données aux spectateurs. Ces textes sont en quelque sorte le bilan de la deuxième étape et troisième étape, l'amorce du travail, les réflexions et les constats qui m'ont amené à produire les différentes séries. Ils permettent l'ancrage du travail dans la réalité : pour reprendre votre terminologie, ils mettent en perspective le documentaire avec la dimension symbolique.
Dans la mesure où ces textes sont des clefs de lecture, je tiens à ce qu'ils soient disponibles lors de l'exposition des travaux, libre d'accès, sans être pour autant imposés au regard du spectateur. A lui, si le besoin s'en fait ressentir, d'aller à l'information ou de ne pas en tenir compte.

(Zones de Productivités Concertées, catalogue Mac/Val, 2007)