Portrait de l'individu en travailleur

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Portrait de l'individu en travailleur

« Je me demande pourquoi la vie entière du travailleur ne serait pas une réjouissance perpétuelle, une procession triomphale. » Proudhon

Chez Serge Lhermitte, les dispositifs (photos dans la photo, vidéos avec inserts ou split-screen) ne sont pas formels mais produits par le projet même qui cherche à matérialiser et à rendre visible combien la sphère dite privée, domestique, individuelle est traversée et informée par l'emploi, son organisation, son paratexte et sa législation.

Depuis les casseurs de pierres (1849) de Gustave Courbet, la représentation du travail et des travailleurs par les artistes suscite le débat et révèle les non-dits de la société industrielle, montre et exhibe ce qui relève de la dénégation et du recouvrement. Le travail reste un enjeu idéologique majeur, sans doute parce qu'à travers lui, une société s'énonce.

Ainsi, les nouveaux tropismes du discours sur l'emploi, l'employabilité et le workfare comme solution à un wellfare défaillant ne sont peut-être que l'avatar moderne du péché d'oisiveté, que Kasimir Malévitch remettait en cause en 1921 : L'argent n'est rien d'autre qu'un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse. [.] Au lieu de cela, ce sont partout des slogans prônant le travail, et il en ressort que le travail est inévitable, qu'il est impossible de l'abolir, alors qu'en fait, c'est à cela que tendent les systèmes socialistes, à soulager du travail les épaules de l'individu. Plus il y aura de gens au travail, moins il y aura d'heures de travail, plus il y aura d'heures d'oisivetés (1)

Remplacez oisiveté par loisirs et paresse par retraites, et les réformes récentes de la protection sociale prennent une dimension qui n'a plus rien à voir avec les statistiques. Ces questions du temps libre, du loisir, de la réalisation personnelle sont littéralement mises au travail dans "la RTT vous va si bien", tandis que "Patrimoine Et Relevés de Paye" met en tension cette épargne-temps de non-travail, ce droit collectif à la paresse avec les lieux patrimoniaux en déshérence.

Dès les années 1930, Brecht (et Walter Benjamin qui le cite) insiste sur l'illusion du témoignage photographique : moins que jamais une simple reproduction de la réalité n'explique quoi que ce soit de la réalité. Une photographie des usines Krupp ou AEG n'apporte à peu près rien sur ces institutions. Brecht préconise au contraire une photographie construite, quelque chose d' artificiel, de fabriqué(2).

C'est bien le chemin qu'emprunte Serge Lhermitte en proposant des images réflexives, où les espaces privé et public se replient l'un sur l'autre. S'il tourne le dos à une photographie documentaire, il tient aussi à se démarquer d'une photographie plasticienne par le mode de monstration. Le papier peint de "La RTT vous va si bien" rejoue dans l'espace d'exposition le rôle de révélateur critique qu'il occupe dans l'image. En écho, les surimpressions de feuilles de paye sur dalles lino de "Patrimoine Et Relevés de Paye" associent visuellement revenus et décor bon marché du chez soi. En inventant pour chaque série un protocole particulier, un cadrage et un mode spécifique de monstration, l'artiste crée des images frappantes, à la fois évidentes et complexes, directes et énigmatiques.

Dans les années 1970, plusieurs artistes de la mouvance conceptuelle, en particulier Victor Burgin, Martha Rosler et Allan Sekula, ont su interroger le vérisme et le statut informationnel de la photographie, à travers des pratiques de détournement, de collage, de série et d'association d'images, pour en faire un instrument politique.

C'est sans surprise que l'on retrouve chez Serge Lhermitte des préoccupations et des modes d'intervention expérimentés par ses aînés. Le support de l'affiche dans l'espace public, présent dans "A qui profite le vide ?" (1999) et "T'aime encore ?" (2000), rappelle les affichages sauvages de Victor Burgin (Possession, 1976) et sa manière de vouloir porter au jour les contradictions de notre société de classes, de faire ressortir la duplicité qui s'inscrit dans notre seconde nature. L'art de Serge Lhermitte est proche également des premiers travaux d'Allan Sekula, qui forgera plus tard le terme de réalisme critique pour qualifier son travail. Ainsi, Contes populaires aérospatiaux (1973) interroge la disparition de la séparation entre ces deux univers que sont l'usine et la maison3 à travers un dispositif paracinématographique, un film démonté qui juxtapose les images de logement familial et l'évocation du travail puis du chômage du père. Ce qui l'en éloigne, en revanche, c'est un nouveau paradigme de la société industrielle où les classes ont disparu, les luttes collectives aussi et où la phraséologie marxiste a été remplacée par celle du management. Dès lors, il ne s'agit plus de produire des images militantes ou dénonciatrices, mais de montrer comment, au sein d'un même individu et dans un même espace-temps, plusieurs espaces mentaux coexistent.

La vidéo "Petites aides au transit salarial" est, à ce jour, l'oeuvre la plus explicite du projet de l'artiste, un manifeste non verbal de ses motivations et de sa pratique. Montrer le travail comme forme dominante de l'existence sociale, comme machine à produire des représentations et des autoreprésentations. En utilisant toutes les ressources du montage (inserts, écran partagé, narrations parallèle, décalage entre son et image), Serge Lhermitte déconstruit l'idée d'intimité et d'identité personnelle. Le paratexte de la vie professionnelle apparaît dans le préparatif du matin, le bien-nommé costume trois-pièce, le flux médiatique. L'évasion, symbolisée ici par le sport individuel de plein air, passe, elle aussi, par les stéréotypes du discours managérial et de la communication d'entreprise : énergie et vitalité, dépassement de soi, plaisir de la performance.

Loin du travailleur exploité ou magnifié, loin de l'héroïsme syndical, Serge Lhermitte travaille cette fiction contemporaine : l'individu libre dans une société libre.

Arnaud Beigel (2007)

Notes :
1 : Kazimir Malevitch, La paresse comme vérité effective de l'homme [1921], Paris, Allia, 1995.
2 : Walter Benjamin, petite histoire de la photographie [1931], in essais 1 (1922-1934°, Paris, Denoel-Gonthier, 1983.
3 : Allan Sekula, réalisme critique, entretien avec Pascal Beausse, in Art Press, n°240, novembre 1998, pp. 20-26