mois de la photographie, Cherbourg, novembre 2000.
À l'instar de l'analyse utopique, éclairer le travail de Serge Lhermitte nécessite la double gymnastique mentale d'expliquer le réel et la construction de ses situations économiques et sociales par l'élaboration de fictions et de manières de voir architecturées. Depuis 1997, cet artiste de la banlieue parisienne est engagé dans une critique de fond des systèmes économiques et sociaux de la population française, puis européenne, dans ses comportements, ses gestes individuels et collectifs au quotidien. Le trucage photographique - sans effort excessif pour masquer l'artefact numérique - constitue l'élément allégorique du travail de sape, de la déconstruction des tableaux et des mouvements socio-économiques les plus communs.
Un art de la zone franche
Les photographies de Serge Lhermitte jouent à la fois de situations bivalentes, interstitielles et/ou axiales (la synapse, la région de contact entre deux éléments), et de constructions ou de mises en scène qui projettent ces situations dans le champ du possible, de l'image voire de l'imaginaire donnant à des réalités de la vie urbaine, de la vie citoyenne, une force métaphorique et critique.
Piqué de curiosité par une proposition faite par l'École supérieure des Beaux-Arts de Cherbourg en 1999, dont la ville pouvait sembler soucieuse de revaloriser un ancien bassin en voie de réhabilitation, Serge Lhermitte s'est penché sur cette zone limitrophe au centre ville, agrémentée d'un centre commercial de marque Carrefour, avec la volonté d'en relever son caractère de non-lieu
avec toutefois ceci de particulier que Cherbourg comporte une zone franche. La ville est un lieu de passage et de convoitise qui suscite un tourisme intéressé
. Cherbourg a cette caractéristique d'être un lieu interstitiel par sa situation géographique et dans l'Europe de Schengen (libre circulation des biens et des personnes) et de comporter - comme tout tissu urbain - des espaces résiduels, des axes ouverts qui laissent transparaître des activités séparées, contiguës et toutefois interdépendantes telles que sont le tourisme et la pratique du citoyen lambda plongé dans son habitus civique.
La série photographique La vie de château (1999-2000) présentait, elle aussi, des espaces synaptiques liés au travail, à la relation que le lieu privé qu'est la maison ou l'appartement entretient avec l'autre lieu de la vie quotidienne, le lieu public de la profession, celui des 35 heures (minimum) par semaine et du formatage socioprofessionnel. De même que La vie de château synthétise en une seule photographie, et par le biais de la mise en scène, les deux aspects privés et publics de l'intime construction de soi, de même la série n°1 d'Itinéraire d'un tourisme intéressé, constituée de cinq photographies argentiques modifiées en numérique, a pour objet de confronter en une seule image deux typologies d'individu dans un territoire donné
. Ce sont ces deux types de personnes qui créent l'action
.
Les uns, autochtones
, subissent l'itinéraire
dans une relation absente à l'environnement et sont formalisés par des silhouettes floues, fondues dans le décor et allant dans une direction qui semble s'opposer au sens impulsé par la construction de l'image ; les autres, les trippers
, personnes étrangères à la cité, voyageurs d'un jour, sur-présents, surdéterminés par l'objectif qu'ils se sont fixé de trouver quelques litres d'alcool
, participent du sens naturel
de la photographie et sont signifiés par une texture d'image très nette. Les trippers
sont ces marcheurs nonchalants qui se déplacent dans le but de consommer : ils poussent des caddies, portent des sacs de supermarché, tirent des cabas. Les uns sont en fin de compte des éléments du contexte économique (les autochtones) au même titre que la voie ferrée ou l'arsenal, tandis que les autres (les anglais de passage) sont acteurs et stimuli de cette économie de la ville.
Régi par un principe de construction séparant l'action de la scène, la série n°1 d'Itinéraire d'un tourisme intéressé présente avant tout des sites voués à être restructurés : terrain vague, voie ferrée, allée de résidences de type H.L.M., piste cyclable, espace du bassin côtier ; tous forment des espaces ouverts, des lieux de passage et d'échange d'activités (importation, exportation). La composition laisse entrevoir ce qu'il adviendra de ces sites : premier plan restructuré, arrière plan conservé et mis en valeur ; mais, dans le temps de la photographie, c'est l'espace intermédiaire d'échange de type économique qui prime. Les trippers
profitent du lieu comme d'un parc d'attraction, comme d'une activité de loisir passagère : rien de plus qu'une ville neutralisée où l'alcool est à meilleur prix. Et, dans cette composition, la lumière est à son tour un système axial, un élément cru et blanc arrêté sur une impression indéfinie (nuageux ou ensoleillé ? Éclaircie ou averse imminente ?) qui neutralise l'image dans le temps. La scène se fige sur un temps possible et irréel.
Ces photographies de la série n°1 sont tirées au format 4 x 3 (affiches) et sont initialement destinées à être placardées sur des panneaux publicitaires situés sur un parcours allant du débarcadère au supermarché Carrefour, parcours retraçant les activités économiques de la ville. Paradoxalement, ces affiches, qui reconstruisent des situations économiques préexistantes, se sont vues exposer sur les murs d'une chapelle cherbourgeoise, espace d'exposition de l'École des Beaux-Arts de Cherbourg, collées aux parois intérieures du lieu saint sans souci de perfection
: les raccords sont parfaits mais des bulles d'air sont laissées apparentes. Les affiches partent du sol, posées tels des horizons possibles, des perspectives envisageables. Les départs des colonnes de la chapelle apparaissent et débutent dans l'image. Des néons blancs renforcent la lumière pâle et si particulière du climat changeant de la côte.
La construction des situations
C'est avec le système utopique au sens politique du terme que je jouerai de comparaison pour saisir les lignes de fond de ces photographies, à un niveau esthétique comme dans la démarche initiale. De même que l'Utopie est une critique de fond d'une situation politique, un nouveau système pensé pour pallier aux lacunes du système présent, de même les images de Serge Lhermitte ont cette force de la métaphore, de la construction des situations, du photomontage employé pour mettre l'accent sur les tords et les tares d'un système (le libéralisme), pour faire la synthèse d'une réalité économique et sociale spectaculaire. Et, dans le cas précis des images de la série n°1, il s'agit d'utiliser la représentation, c'est-à-dire la force divisionnaire du spectacle dans ses éléments chimériques (l'image parfaitement truquée, la retouche numérique) pour tenter un rapprochement imaginaire entre des citoyens potentiels (l'autochtone, le tripper) eux-mêmes d'ordinaire médiatisés par des images (les panneaux publicitaires). Et, pour ce qui est du contexte urbain, il s'agit de saisir la réalité générique, dépourvue de particularisme, celle qui fait d'une ville un non-lieu, dans une image qui tiendrait de la non-image dans la mesure où il s'agirait de la représentation d'une situation neutralisée et transposable, contextuelle - comme toute manière de voir - mais non conjoncturelle. Cette démarche est une démarche que l'on retrouve dans d'autres séries photographiques de Serge Lhermitte.
La production d'"Itinéraire d'un tourisme intéressé" est composée également d'une série tirée en 80 x 90 centimètres et baptisée "Portrait(s)". Il s'agit de photographies argentiques qui présentent d'une manière naturelle - sans autre artefact que ceux de l'objectif et de l'oeil - des personnes mobiles, des entités monades traversant des zones tampons (un hangar, un terrain vague, un cabanon, une façade aveugle et visiblement abandonnée) comme des moments de transition dépourvus de qualité sociale et de valeur économique : des moments en friche sur des sites en friche, des articulations du quotidien.
Ces Portrait(s) sont ceux de situations en jachère, de lieux modulables traversés par des habitants devenus caméléons, ne se distinguant plus de leur environnement : des Portrait(s) d'autochtones fondus dans le décorum architectural. Un homme entre dans une cour, à moins que ce ne soit la cour qui l'ait happé. La texture des photographies est à son tour annulée, captée par le contexte (de temps, de lieu). Et toujours cette lumière particulière de l'instant neutralisé, du temps stoppé net dans la progression des nuages laissant une impression mitigée d'absence de climat. Une luminosité crue et surréelle qui n'est pas sans rappeler la série The Middle of the Day de John Miller. Un espace-temps qui joue d'une situation axiale (un mois d'août 1999 pourri à Cherbourg), un site à la fois axiomatique et rhizomique contenu par le cadre de la photographie et qui s'en épanche par une série de possibles.
L'exposition Itinéraire d'un tourisme intéressé (Cherbourg, novembre 2000) a permis de saisir les mécanismes fondamentaux qui sont en jeu dans la démarche de Serge Lhermitte. Les principales articulations de son travail sont à saisir comme des utopies réalisables, des interstices modulables soumis au regard critique et déconstructiviste de l'artiste. Loin d'une dimension romantique d'un point de vue isolé qui s'oppose et tente de faire admettre une vérité, l'esthétique photographique de Serge Lhermitte conjugue la puissance métaphorique de l'utopie à l'éclat du réel. Peut-être faut-il alors dépasser le stade de la représentation et admettre la justesse de la situation indexée pour mieux agir, pour ne pas se laisser submerger.
Nicolas Audureau