Serge Lhermitte a fini ses études aux Beaux-Arts. Reste le dilemme de devenir artiste ou non. Au choix de l'être, aucun cursus ne répond. Mais depuis Platon, nous savons qu'une telle élection se paye au prix fort : celui de l'exclusion de la Cité. Hors réglementation et hors assimilation, l'artiste n'attendra rien de la Cité ; mais, en acceptant cet exil, il s'octroiera la seule place depuis laquelle il peut réellement observer.
La situation convient à Serge Lhermitte. En connaissance de cause, il ne s'aigrira pas et trouvera un travail purement alimentaire, en tant que gardien de nuit. Il est salarié, il cohabite avec des autres salariés. Il ne s'agit pas de militantisme, ni de vocation sociale, mais d'assumer le quotidien. Il découvrira assez vite que les autres ne font pas la différence entre l'alimentaire et ce qui fait vivre. Depuis lors, son poste de gardien étaye celui d'observateur expatrié qu'il a choisi et il prendra acte de ce que les autres ignorent ; de ce que l'ennui de l'emploi peut faire accéder à une autre richesse que celle de la feuille de paye.
Au sein de son quotidien où l'art alterne avec la routine, les effets d'une mesure gouvernementale, la loi sur les trente-cinq heures, viennent éclairer sa vision du monde des salariés, tel qu'il glisse alors dans l'opportunité des loisirs.
Le sujet abordé par l'artiste dans de nombreuses séries décline le rapport entre le moment du travail et le moment des loisirs, entre fiche de paye et rémunération véritable, et même entre propriété et espace public.
La question se pose de savoir comme une photographie peut rendre compte de ce positionnement. Il fallait s'attendre à ce que l'artiste n'utilise pas le médium comme simple outil de reportage ; ou à ce que la capacité de récit de l'image ne demeure pas programmatique ou partisane. Pour éviter ces écueils, pour faire participer le modèle autant que le spectateur à une spéculation constructive, l'artiste a recours à la mise en situation de l'un et de l'autre. Les titres significatifs du thème abordé prennent part aussi à cette double mise en situation.
Dans toutes les oeuvres, l'artiste nomme l'autre
par l'intermédiaire du personnage qui endosse le rôle du témoin. Prenons La vie de château, où il s'agit d'une mise en abîme de la photo : les moments où la famille partage le repas ou regarde la télé - ou encore, en celui où l'homme seul se retire - encadrent
les moments du travail, évoqués par la photo dans la photo du représentant du foyer en tenue d'employé. Les possibilités d'interprétation sont vastes, à commencer par l'étude sociologique des environnements en question, mais nous ne conserverons, ici, que l'intention de ce protocole. Ce dernier permet à Serge Lhermitte d'inviter le modèle à témoigner, d'une part, de l'écart entre sa vie de travail et sa vie de famille, et, de l'autre, de l'incidence que l'une a sur l'avènement de l'autre (le titre nous invite à voir la satisfaction d'un accès à la propriété). On y lirait du Locke dans cette suggestion visuelle. On retournerait volontiers à son "Traité du gouvernement civil", qui, de manière décisive, oppose la vie comme propriété inaliénable, ce que Hobbes saisissait déjà, au travail qui temporairement peut l'être. L'homme peut vendre par l'intermédiaire d'un contrat pour un certain temps, son service, moyennant un certain salaire
(§ 85). Cette hypothèque engagera le processus d'appropriation concernant d'autres genres de propriété et de l'éventuel confort matériel qui s'ensuit. Il y a trois cent ans, avant l'accélération industrielle et celle du marché - et sans la démonstration de Marx sur les conséquences de l'achat et de la vente de la force de travail -, on pouvait encore prétendre que l'aliénation de ce dernier n'entraîne pas l'aliénation de l'homme. On peut en douter, toujours est-il que ce qui nous paraît une ingénuité chez le philosophe anglais ne subsiste pas moins chez celui qui souffre encore aujourd'hui de l'aliénation sans en être conscient.
Dans "La RTT vous va si bien", Serge Lhermitte propose une nouvelle mise en abîme : il s'agit de tirages photo simplement appuyés sur mur tapissé du même papier peint qui recouvre les murs que nous voyons dans l'image. Ici, c'est le spectateur qui est projeté dans l'habitacle de travail du personnage de la photo, habitacle qui, à son tour, avait été transformé par l'artiste en le remplissant d'images de son loisir préféré. L'emboîtement des images (les unes dans les autres, celle du spectateur comprise) renvoie facilement à l'engrainage auquel les R.T.T soumettent l'employé, révélant par là même l'une des conséquences les plus perverses, mais aussi les plus significatives de la loi sur les trente-cinq heures : la mise en évidence de la dépréciation de la valeur du travail. D'une manière bien plus insidieuse, la loi se montre complice d'une cooptation du salarié dans l'entreprise de marchandisation des loisirs. Les heures non travaillées précipitent une nouvelle industrialisation, celle du temps libre qui embrasse aussi bien le divertissement et le sport que la culture, et surtout, l'assimilation entre eux de tous ces genres. Un coup de manivelle supplémentaire auquel Marx, à son tour, ne pouvait pas penser. Quand, quarante ans plus tard, ses commentateurs de l'école de Francfort l'ont fait, ils ont misé sur l'art pour dévoiler la supercherie.
La disjonction concernera alors la position à adopter par l'artiste : soit il dénonce, soit il résiste, de manière passive. La photographie et la vidéo se prêtent à la forme allusive, elles infèrent le décadrage de ce qui a été cadré et le démontage de ce qui a été monté. L'une et l'autre se frayent un chemin entre ce que l'artiste voit et ce que nous voulons voir. Dans les photos de "Patrimoine Et Relevé de Paye" (PERP), l'incrustation visuelle des fiches de paye alignées sur le sol luisant des bâtiments patrimoniaux apparaît aussi incongrue que l'incrustation d'images parallèles dans la vidéo "Petites aides au transit salarial". Par ce biais technique, l'artiste procède à la déconstruction du contenu des images autant qu'il alerte sur le danger d'un regard devenu infirme. Dans les deux ouvres, la raison sociale contraste avec le parcours personnel et notamment, la solidité de celle-là avec la fragilité de celui-ci.
Mais à quoi pense Serge Lhermitte quand l'ennui de la routine l'atteint lui aussi ? La vidéo "Petits fantasmes entre ennuis" où s'encastrent encore les images d'un veilleur de nuit, qui contrôle les caméras de surveillance sur écran, et celle de l'artiste lui-même voudrait nous faire croire à la simple fiction. Mais le recyclage permanent et visible de tous les instants en moments de vraie veille corrobore trop vivement l'engagement de l'artiste à l'encontre de la tuméfaction de nos points de vue.
L'initiative mille fois tentée, effacée et recommencée par les artistes, tient lieu de proposition.
Liliana Albertazzi (août 2005)